Archive pour la catégorie Général

1985, année 8 — Là-bas, au Connemara

dimanche 17 juin 2007

Cet été-là, on est partis tous les quatre, Papa, Maman, P’tite sœur et moi, passer quelques semaines en Irlande. Le premier soir, arrivés à Cork, on a mangé du poulet-frites avec des bananes et des fraises. C’est tout ce que je retiens, avec grand délice, de la gastronomie locale telle que je l’ai goûtée à cette époque-là.

On avait loué une maison à Cork où on jouait au Monopoly entre deux balades au bord de la mer. Et puis on est allés passer quelques jours avec des amis qui, eux, s’étaient installé pour quelques temps d’été dans le Connemara. Une verte contrée où il était d’usage de saluer de la main tous les gens qu’on croisait sur la route – pratique qui paraissait bien exotique à mes yeux de petit parisien.

C’est un de ces jours-là qu’il fut décidé que toute la smala – les deux familles, huit personnes en tout – partirait randonner pour une journée entière dans les tourbières.

Je ne voulais pas y aller. La perspective d’une si longue marche me paraissait proprement insurmontable, il n’y avait que de l’herbe verte qui ondoyait à perte de vue, rien à faire que marcher dans ce paysage d’une monotonie mortellement ennuyeuse. J’avais enfilé de mauvaise grâce mes petites bottes en caoutchouc, et je m’étais perché sur un gros rocher dès le début de la balade. Je ne voulais plus avancer. Mais j’ai dû me résigner devant la menace de devoir patienter là jusqu’au soir, abandonné seul et perdu en pleine nature.

La suite fut un calvaire. Je suivais, dépité, le groupe qui avançait dans le marécage. À chaque pas nos bottes s’enfonçaient un peu plus dans l’eau boueuse et les végétaux en décomposition. Chaque pas était un effort, pour arracher le pied de la gadoue collante, le poser un peu plus loin et s’apercevoir qu’on s’enfonçait encore plus.

Jusqu’au moment où on s’est enfoncés presque jusqu’au genou (quand on fait un mètre trente, ça va vite). J’étais au désespoir, les bottes pleines d’eau glacée. Maintenant à chaque pas un obsédant floc-floc accompagnait notre lente avancée et venait saper ce qui me restait de moral. C’est à ce moment critique que mon père a pris ma petite sœur sur ses épaules. Elle n’avait pas tant râlé que moi, mais elle était de deux ans plus jeune, et bénéficiait là d’un traitement de faveur, à l’occasion peut-être du franchissement d’un ruisseau. Et il a trébuché, s’est étalé de tout son long dans le marais boueux, ma sœur avec. Instant fugace où j’ai dû perdre un peu du sérieux qui caractérisait mes bouderies appliquées, retenant mon fou rire à grand’peine.

Nous avons marché comme ça vingt et un kilomètres. Après sept heures de tourbières, nous avons enfin regagné les voitures pour rentrer à la maison. De ce jour j’ai conçu une haine tenace pour le concept de randonnée qui m’a duré jusqu’à l’âge d’homme.

Huit de trente petits cailloux.

Marche à l’aube

lundi 11 juin 2007

Sortie de soirée post-dernière. Toute la troupe a bu au succès des trois représentations, aux rires et aux applaudissements. Ensemble on s’est remémoré les bons moments passés ensemble et aussi les chansons des années précédentes. On a devisé en petit groupe sur les frictions et les cahots qui n’ont pas manqué de paver le chemin. On s’est pris dans les bras pour se réconforter de ce que ce soit fini pour cette année.

À cinq heures et demie on s’est quitté et j’ai traversé la Butte-aux-Cailles pour rejoindre le premier métro. Le pas apesanti par le saint-émilion, j’ai profité sans hâte de la ville encore enrubannée de nuit. C’est l’heure où s’est éteint l’éclairage public, et où la ville était de ce gris-bleu qui précède le point du jour. Deux ou trois fenêtres tôt éclairées perçaient les façades de taches dorées. La rue était déserte et le chant des oiseaux envahissait l’espace.

Paris dormait encore, et je contemplais la belle endormie.

À six heures, arrivé Gare de l’Est, j’ai retrouvé l’agitation familière, le bruit et les passants matutinaux. Elle s’était éveillée pour de bon.

1984, année 7 — Le petit monde

dimanche 10 juin 2007

Dans notre classe de CE1, on fait un journal. Il s’appelle Le petit monde. Le titre de Rédacteur en chef m’est échu. Je ne sais pas très bien pourquoi ni comment, ni ce que ça veut dire, mais ça me plaît bien. On a fait un bel article sur les avions renifleurs, parce qu’en ce moment on ne parle que de ça à la télévision. On a mis un beau dessin d’un gros avion avec un nez qui fait Snif, snif ! Ça fait une jolie une pour notre premier numéro.

C’est au second numéro que tout va se gâter. La conférence de rédaction a choisi les articles. Les auteurs ont livré leur prose et leurs illustrations soigneusement tracées au carbone sur les clichés de papier glacé. On a monté le tout sur le petit duplicateur à alcool de la classe. Et puis la maîtresse est allée s’occuper d’un autre groupe. On a commencé à tirer les premiers exemplaires.

Catastrophe, le rendu me semble bien pâlichon. Presque illisible. Allez, c’est pas grave, on va dire que celui-ci est raté et on va refaire quelques exemplaires de plus. Une ramette plus loin, l’institutrice revient, effarée devant le tas de feuilles dont on lui annonce qu’il s’agit de rebut. Mais franchement, on y pouvait quoi, si la machine sortait des copies toutes pâles ?

En tous cas, on n’a plus eu le droit ensuite de toucher au duplicateur.

Sept de trente petits cailloux.

1983, année 6 — Apprendre à lire

dimanche 3 juin 2007

J’entre à l’école élémentaire. J’ai la même maîtresse que l’an dernier, en grande section de maternelle. C’est Mauricette, c’est aussi la voisine du dessus et la maman de mes copains. C’est elle qui nous accompagne dans ce tournant crucial, cette charnière, le début de la grande aventure. On va apprendre à lire. Les petites phrases en relief sur les biscuits, les affiches dans la rue, les livres petits et gros. Un monde nouveau. Non, mille.

Il y a dans la bibliothèque de la classe un bouquin dont je ne me lasse pas : l’histoire d’un petit garçon qui tombe malade et va à l’hôpital se faire opérer de l’appendicite. Je le lis et le relis semaine après semaine, toujours aussi avidement.

L’écriture, c’est plus difficile. Je me souviens de mon premier cahier. Une ligne de gros caractères (les majuscules, c’est plus facile à dessiner, alors je refuse obstinément de tenter la cursive) étalés sur toute une double page. À force de persuasion, cependant, Mauricette arrive à me faire faire mes premières lettres sur la ligne. Je n’ai pas dit mon dernier mot, et j’aurai bien d’autres occasions, plus tard, de renâcler aux travaux de plume. Mais elle a parié sur le long terme, pour quand, bien des années plus tard, j’y prendrai goût.

Six de trente petits cailloux.

1982, année 5 — Deguilly

lundi 28 mai 2007

L’été d’avant, on avait passé quelques jours dans la maison de campagne des voisins-amis-collègues. Il y avait un escalier de bois et, tout en haut, il fallait faire attention en prenant pied sur le plancher du grenier. Il y avait un petit pas à faire au-dessus du vide, et ça fait un peu peur quand on n’est pas bien grand. On avait aussi rencontré là-bas d’autres gens que je ne connaissais pas encore, et c’était assez déplaisant, tous ces inconnus.

À Noël, Papa et Maman étaient partis quelques jours sans nous. Ils devaient aller voir un notaire et deux vieilles dames. Et puis cette année, pour les vacances de février, on est retournés là-bas. On a découvert la maison. Notre maison. C’est là que nous passerions dorénavant le plus clair de nos vacances. Elle n’est pas loin de celle de l’été précédent, de sorte que nous y retrouvons nos amis qui, à la ville, occupent l’appartement du dessus… et toute une tribu d’enseignants franciliens qui ont trouvé du charme à ce coin de campagne, au fin fond du Berry.

À Pâques, il faisait encore froid. Il a même neigé, et on a cherché les œufs en chocolat planqués sous le manteau blanc.

Cinq de trente petits cailloux.

1981, année 4 — De droite à gauche

dimanche 20 mai 2007

Je ne sais pas encore lire, mais j’écoute attentivement ce que racontent les grands. Je savais déjà qu’ils parlaient d’un monsieur important qui s’appelait Giscard d’Estaing, et qu’il était Président de la République. Et puis un jour, on l’a remplacé par un autre, qui s’appelait François Mitterrand, et mes parents ont été très contents. À cette époque-là, il y a eu aussi des élections municipales. Dans le hall de l’école, qui servait de bureau de vote, on voyait surgir quelques jours avant les isoloirs encore pliés, et la grosse urne en tôle verte, avec son petit levier qui faisait Ding !, à laquelle il était bien entendu formellement défendu de toucher.

Je me demandais comment on faisait pour choisir entre les candidats, et Maman m’expliquait patiemment, en me donnant mon bain, que notre maire, Lucien Lanternier, était de gauche, du Parti communiste, et que cela était bon. Elle m’expliquait encore que son adversaire s’appelait Écorcheville, et que rien qu’avec un nom comme ça, ça en disait long sur ce qui nous arriverait s’il était élu. À l’époque ça me suffisait pour en avoir peur, si en plus j’avais su que c’était un ancien d’Occident, fondateur du GUD et d’Ordre nouveau j’en aurais probablement fait des cauchemars. Alors Maman me rassurait juste en me promettant qu’il n’avait aucune chance. C’est ainsi qu’elle a doucement modelé les premiers germes de mes idées politiques, à l’ombre des écrits de ses pères fondateurs qui s’alignaient, interminablement, dans les rayons de sa bibliothèque. L’Histoire socialiste de la Révolution Française par Jaurès, Les Œuvres complètes du camarade Lénine qu’on a depuis entreposées à la campagne avec mille souvenirs. Et les quatre petits volumes en format de poche, papier bible, qui sont maintenant chez moi. Karl Marx, Le Capital.

J’ai eu la chance d’avoir des parents communistes. Par la suite j’ai appris aussi à penser autrement, à nuancer les positions. Pour cela j’ai d’ailleurs été le vilain petit canard de la famille. Il n’empêche que leurs valeurs de solidarité et d’humanisme sont aussi, encore, les miennes.

Quatre de trente petits cailloux.

1980, année 3 — Au fil des saisons

dimanche 13 mai 2007

Il y a l’école. Dans la classe, un grand bac transparent qu’on peut remplir d’eau, et des tas de chouettes jouets en plastique qui y baignent. C’est une de mes activités préférées. Dans la cour, un gros bonhomme rouge en plastique. On peut grimper dedans, ou – si l’on est très acrobate – dessus, mais c’est bien haut et je ne suis pas bien doué pour l’escalade, alors je laisse ça à mes camarades plus casse-cou.

Il y a la maison. On a de nouveau déménagé. Maintenant, on habite un logement de fonction juste à côté de l’école. De la fenêtre, on peut voir la cour des grands, et le jardin de la concierge juste en-dessous.

Il y a les vacances. C’est toute une expédition. Tous les quatre dans la Dyane verte, on part pour douze heures de route, jusqu’aux montagnes tout là-bas, chez Yvette, dans les Pyrénées. C’est une amie de la famille, l’une des premières personnes à qui l’on a fait part que j’étais né. Une très bonne amie même, mais à trois ans il y a certaines choses qu’on ne sait pas encore.

Trois de trente petits cailloux.