Archive pour juillet 2007

1991, année 14 — Je crois que Maman s’est tuée

dimanche 29 juillet 2007

Cette année-là j’avais commencé l’Atelier théâtre jeunes. De septembre à juin on avait travaillé : impro, travail de voix, relaxation. L’été 1991, on est partis tous ensemble camper à Avignon et voir plein de spectacles. Je me souviens d’un des tous premiers rôles de Romane Bohringer dans La Tempête, mise en scène par Peter Brook. Je me souviens des interminables Comédies barbares dans la cour du palais des papes, où l’endormissement me guettait à chaque instant.

À la fin de l’été, peu avant qu’on rentre d’Avignon, Maman était à la campagne et je crois me souvenir qu’elle a failli mettre la voiture dans le fossé. Sur le moment je n’y ai pas prêté attention.

Je me suis réinscrit à l’atelier théâtre pour l’année suivante. Cette fois on allait préparer un vrai spectacle, de A à Z, qu’on écritait, qu’on monterait, qu’on jouerait. Je suis resté à Gennevilliers pour les vacances de la Toussaint : on travaillerait toute la semaine sur le spectacle. Maman restait avec moi, Papa et sœurette partiraient dans le Berry.

Et il y eut le dernier samedi des vacances. Le 2 novembre 1991.

La veille Maman était triste. J’avais essayé de la réconforter de quelques mots d’enfant. Je lui avais dit qu’elle nous avait mis au monde et élevés, qu’elle s’était acquittée de sa mission, qu’elle pouvait vivre pour elle-même aussi.

Ce matin-là donc, je me suis levé. L’appartement était désert et silencieux. J’ai emprunté le couloir, jusqu’au salon. J’ai allumé la télé. J’ai regardé un dessin animé, Denis la Malice. Et je suis retourné dans ma chambre. Enfin, je suis parti pour.

Dans le couloir il y avait une barre de tractions installée là depuis longtemps, d’un temps où mon père avait eu des velléités sportives. À la barre de traction elle avait noué une corde à sauter. Elle avait confectionné une boucle. Passé la boucle autour de son cou. Sur un tabouret. Et elle avait donné un coup de pied. Le tabouret était tombé. Elle était là, à moitié agenouillée au milieu du couloir étroit. Immobile et comme endormie.

Pour atteindre ma chambre j’ai contourné son corps que je ne pouvais pas toucher. Je me suis habillé. J’ai de nouveau emprunté le couloir, j’ai dû encore m’aplatir contre le mur pour éviter le contact de son corps. J’ai appelé le 17.

Je crois que ma mère s’est tuée…

J’ai appelé la maison de campagne. C’est ma sœur qui a décroché. Je lui ai juste dit Passe-moi Papa… Vite… Rien d’autre, mais déjà elle hurlait de peur et de douleur. Il a pris le téléphone.

Je crois que Maman s’est tuée…

Enfin je suis descendu chez la concierge.

Excusez-moi de vous déranger… Je crois que ma mère s’est tuée…

Elle s’est évanouie dans les bras de son mari.

J’ai passé le reste de la journée hors du temps. Attente interminable et silencieuse, seul dans le salon kitsch de la loge. Puis les secours qui n’ont pas pu la ranimer, et cet homme en uniforme qui me prend à part pour m’expliquer une seule chose : que ce qui s’est passé n’est pas ma faute. Puis mon grand-père maternel chez qui nous nous sommes tous rassemblés. Puis ma grand-mère maternelle appelant les proches les uns après les autres. C’était la deuxième fois qu’ils survivaient à l’un de leurs enfants.

Je n’avais plus la force de penser. Je m’enfonçai dans le sommeil.

Quatorze de trente petits cailloux.

1990, année 13 — Au bord du Grand Canal

mardi 24 juillet 2007

On avait préparé le voyage depuis plusieurs mois. On se réunissait une fois par semaine, entre midi, une vingtaine d’élèves des classes de Quatrième, pour apprendre la photo et la prise de son. On avait pris le train de nuit, emmenés par la prof d’arts plastiques et le prof de musique. Nous venions d’arriver à Venise, nous y étions pour la semaine.

On venait de débarquer du vaporetto. Chargés de nos sacs et de nos valises, des appareils photo, du magnétophone, des réserves conséquentes de film et de bande magnétique, on trimballait notre barda sur le pavé du quai. C’est à ce moment que C. a passé son bras autour de mes épaules.

Elle devait être un peu plus âgée que moi. Elle avait déjà une silhouette de femme, un joli visage fin, et depuis le temps que je la voyais tous les jeudis, elle me plaisait bien. Évidemment, j’avais pris soin de n’en rien laisser voir à personne. Ce rapprochement inopiné m’a pris au dépourvu ; pire, il tombait particulièrement mal, à un instant où j’étais plus préoccupé par le poids et l’encombrement de mes impedimenta que par les jolis yeux de ma camarade. Je me suis dégagé de son étreinte. Une fois, puis deux. Elle n’est plus revenue à la charge cet après-midi là.

Deux ou trois jours plus tard, dans une ruelle étroite au détour des canaux, une autre fille du groupe m’a coincé entre quatre yeux et s’est mise de but en blanc à me poser des questions indiscrètes. Est-ce que tu te masturbes ? Je tentais de réfléchir à une issue de secours pendant que mon cerveau se décomposait.

Le peu d’éveil aux questions sexuelles qu’on avait au collège se limitait en effet à un discours strictement utilitariste. Certes, un volet de prévention venait compléter les enseignements de base sur la reproduction humaine, mais nulle notion de découverte du plaisir ou de la sensualité, seul-e ou à plusieurs, n’était abordée. Les discussions familiales ne m’étaient pas d’un plus grand secours. À la maison, on ne parlait juste pas de ces sujets-là. Le propos n’était pas même réprimé : il n’existait simplement pas. J’avais donc nimbé mes découvertes récentes en matière d’auto-sexualité d’un voile pudique de déni doublé de culpabilité.

Plutôt passer pour un naïf – de toute façon avec la vieille réputation de premier de la classe qui me collait aux basques depuis des années, je n’étais plus à un degré près dans la catégorie des petites humiliations scolaires – qu’avouer mes activités solitaires : j’ai fait celui qui ne savait pas. Elle a alors vaguement mentionné, sans la nommer explicitement, l’une de ses amies qui voulait sortir avec moi, et j’ai supposé que C. l’avait envoyée en service commandé pour reconnaître le terrain. Ma surprise interloquée parfaitement simulée dut faire suffisamment illusion pour que je me retrouve étiqueté gamin innocent, et jusqu’à la fin du séjour je n’en entendis plus parler. Ni après notre retour, d’ailleurs.

Cet été-là à la campagne, j’ai punaisé au mur une Marylin Monroe en sérigraphie et une boîte de soupe Campbell’s rapportées de la rétrospective Andy Warhol au Palazzo Grassi. Nous avons monté un Labiche : L’affaire de la rue de Lourcine. En septembre j’étais inscrit dans un atelier de théâtre de mon quartier.

Treize de trente petits cailloux.

1989, année 12 — Révolutions

dimanche 15 juillet 2007

C’est l’année du bicentenaire. Dès le début de janvier, ça commence par un beau timbre bleu et rouge avec des oiseaux de Jean-Michel Folon. À cette époque je m’occupe encore assidûment de ma collection : il figure en belle place sur la page thématique « Révolution française » de mon album. Je réserve aussi une étagère de ma chambre aux divers memorabilia glanés au long de l’année, avec en fond une Marianne que j’ai décalquée. Et tant pis pour l’anachronisme s’il s’agit en fait d’une Liberté de Delacroix, égérie des barricades de 1830. Je négocie dur pour qu’aux premiers jours de juillet on puisse rester encore un peu à Paris, au lieu de partir tout de suite à la campagne. Ainsi je peux visiter PhilexFrance, le grand salon phlatélique, j’ai mes cachets spéciaux « Premier jour » sur le bloc-feuillet Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, je suis aux anges.

On rejoint donc la campagne. Une idée révolutionnaire elle aussi est sur le point d’infléchir un bon bout de ma vie. Avec les amis qu’on retrouve là-bas à chaque période de vacances, trois familles, six gamins, on va monter une pièce de théâtre. C’est Mickaël qui a eu cette idée brillante, probablement sans soupçonner (sans que je soupçonne moi-même) dans quoi il m’embarquait.

On a choisi un texte court, bien sûr, mais c’est quand même une vraie pièce : le Médecin volant de Molière. Au boulot ! On bosse sans compter, il faut apprendre nos textes, trouver des costumes et des décors en fouinant dans les malles et les granges des uns et des autres, imaginer une scène en plein air. Répéter jusqu’à ce que ce soit fin prêt, disposer la rangée de chaises du public, rameuter parents et voisins, et donner nos deux représentations. Franc succès. Le nouveau caméscope du grand-père immortalise le spectacle, et je crois qu’une cassette dort toujours aujourd’hui quelque part en banlieue.

Mes tout débuts sur les planches. Une histoire qui dure depuis dix-huit ans.

Douze de trente petits cailloux.

1988, année 11 — Découvertes

dimanche 8 juillet 2007

L’école élémentaire est maintenant classée au rayon des souvenirs. Je ne reverrai plus ceux qui ont été mes camarades ces huit dernières années. (Enfin, jusqu’à croiser l’un ou l’autre par l’un de ces hasards improbables que la vie, malicieuse, place de temps en temps sur ma route.) Je prends mes marques au collège, nouvelles têtes, nouvelle vie. Pourtant dans cet établissement où je viens d’arriver, je continue de me sentir à l’écart, différent. Comme avant, à l’école, alors que le passage en sixième aurait dû remettre les compteurs à zéro. Ça perdurera encore sept ans, jusqu’au bac. J’ai le temps de m’y faire. Pour l’instant c’est le moment de faire des découvertes déterminantes.

Papa a acheté un nouvel ordinateur, et j’ai commencé à m’y intéresser sérieusement. Je suis tombé dedans à ce moment-là, et j’ai voulu aller au fond des choses : savoir comment ça marche, comprendre la machine, la faire obéir, faire qu’elle fasse ce que je veux, mettre un peu de moi dedans. À cette époque j’ai su que ce serait mon métier. Mon emploi du temps de sixième me laisse deux après-midi quasiment libres, que je mets à profit pour apprivoiser la bestiole.

C’est aussi vers cette époque que je découvre les sensations nouvelles que je peux me procurer, solitaire… Et que je rencontre celle qui alimentera mes premiers fantasmes de jeune garçon. Elle est là, planquée dans un recoin de la bibliothèque paternelle. Une héroïne en noir et blanc de Milo Manara.

Onze de trente petits cailloux.

Paris Questions

jeudi 5 juillet 2007

Le ParisCarnet de juillet, en points d’interrogation.

  • Ron, c’est quoi ton parfum ?
  • Chondre, pourquoi on dit /ʃɔ̃dr/ et pas /kɔ̃dr/ ?
  • Artefact, pourquoi t’étais pas là ?
  • Goon, comment ça marche le Wiki ?
  • Kozlika, tu veux des étagères ?
  • Marion, on va chanter ce soir ?
  • Mlle Toi, tu me racontes le Vanuatu ?
  • On le fait où, le ParisCarnet d’août ?

1987, année 10 — La classe de neige

dimanche 1 juillet 2007

On va partir en classe de neige. Trois semaines loin de la maison, avec toute la classe, et aussi un CM2 de l’autre école du quartier. Je suis enthousiaste, mais un peu inquiet aussi. Je finis par poser timidement la question qui me taraude : est-ce que Nounours peut m’accompagner ? Ce n’est pas comme si j’avais vraiment encore besoin de lui pour m’endormir, mais quelque part je me sentirais mieux s’il est dans le coin. Tout le monde embarque dans le car.

Tiens, ce n’est pas la première fois que je pars comme ça, j’ai fait une classe verte quelques années avant. C’est curieux, c’est un souvenir qui flotte isolé et que je n’ai pas raccroché au fil en écrivant le petit caillou de cette année-là.

Maman m’a préparé un pique-nique, quelques sandwiches pour le trajet. Je n’ai pas tout mangé, il en est resté un au fond de mon sac, que je retrouve au goûter, deux jours plus tard. Grande leçon de vie : c’est quelque chose qu’il vaut mieux garder au frais si on ne veut pas être malade…

Cette nuit mouvementée passée, le séjour se poursuit plus calmement. Très calmement. Je perfectionne l’art du chasse-neige, au point que j’aurai ma photo dans le journal avec la légende : « Thomas est prudent ». La peur de prendre trop de vitesse, de ne plus contrôler ma route, de tomber et de me faire mal… Alors j’y vais tout doux, tout doux. J’obtiendrai tout de même mes deux étoiles, je peux le raconter tout fier dans les cartes postales que j’envoie à la maison. Maman me répond de longues lettres de son écriture ronde et claire d’institutrice.

C’est à ce moment-là que j’ai rencontré A. pour la première fois. Elle était de l’autre école et je l’avais remarquée parmi la foule. Je ne sais plus comment j’ai fini par échanger trois mots avec elle. Je n’oserais pas lui dire que je la trouve jolie. Surtout pas à la « boum » organisée à la fin du séjour.

Tout le monde semble attendre impatiemment cette soirée-là, comme un grand événement. Mes camarades s’amusent et dansent dans la grande salle du réfectoire dont on a enlevé les tables et éteint les lumières, remplacées par des projecteurs multicolores. Et moi, je suis ailleurs, en marge de l’agitation. Je ne sais pas comment on fait pour s’amuser comme ça ; même en y mettant la meilleure volonté du monde, je ne pourrais pas, juste parce que j’ignore ce qu’il faut faire. Tout ce que je voudrais, c’est pouvoir monter dans ma chambre, bouquiner tranquillement ma bande dessinnée – un vieux Spiderman que je relis avec toujours autant de délectation. Mais on me l’interdit, on m’enjoint de ranger l’illustré et de me joindre à la fête. Obéissant à regret, j’abandonne ma lecture. Assis sur une chaise au bord de la piste, je fais dûment acte de présence, solitaire au bord de la ruche.

Observateur silencieux, à défaut de pouvoir comprendre ce qui se joue ici.

Dix de trente petits cailloux.