Vingt ans

2 novembre 2011

Cela fait vingt ans aujourd’hui.

Aurore dort, calme, serrée contre mon cœur. La vie a triomphé, il demeure la blessure de sa grand-mère absente.

Aurore

19 août 2011

Ce quinze août, au matin. Le soleil réchauffait Paris désertée, l’air était frais encore, vivifiant. Le petit bistrot du boulevard de Port-Royal semblait encore à moitié endormi, comme moi qui n’avais guère fermé l’œil les nuits précédentes. Le café et le croissant chaud dégustés sur le zinc avaient ce goût de bonheur simple que ton arrière-grand-mère affectionnait par-dessus tout. C’était le début d’une belle journée.

C’est le début d’une belle vie. Cela fait une semaine aujourd’hui que tes grands yeux curieux se sont ouverts sur le monde. Puissent-ils y découvrir autant de merveilles et de bonheur que ceux que tu nous donnes, à ta Maman et moi, à ton parrain et à toute la famille. Que la vie te soit douce comme ta peau de pêche qui m’a émerveillé dès la première caresse et que j’use de baisers, ma fillette adorée.

Ça fait encore tout drôle mais je vais bien devoir prendre le pli de signer : « Ton Papa ».

Aurore, 12 août 2011

Aurore, née le 12 août 2011 à Port-Royal.

L’attroupement

28 avril 2011

Au coin des deux rues. Il y a un attroupement. Une voiture qui part, des gamins qui restent — il y a deux collèges dans le coin. C’est le printemps, le matin est frais. Clameurs. Pas de cris, pourtant. J’avance vers eux, c’est mon chemin. C’est là que je l’aperçois, entre deux voitures, sur le trottoir d’en face.

Il-ou-elle est là, grotesquement tordu sur le bord du caniveau. Visage sans âge aux traits maintenant indistincts. Il ne s’est pas protégé de ses bras, il a embrassé le sol de plein fouet. Fenêtres ouvertes, quelques étages au-dessus ?

Sous lui, la flaque de sang. Rouge, brillant. Téléphone, 17.

– L’adresse ?
– 4, rue D***-T***…
– Il parle ?
– Je ne me suis pas approché… J’ai pas l’impression qu’il soit en état…

Déjà, le deux-tons hurle, le camion rouge arrive, par ici, on fait signe, par là. Ils descendent, vite, vite, le gros kit sur le dos et les gants bleus.

Il est derrière le camion, rouge comme son sang, ils sont là maintenant. Reprendre mon chemin, sans tarder. Son corps disloqué sur le bord du trottoir, gravé dans ma mémoire.

2010, année 33 — C’est là que tout commence

30 novembre 2010

Dans l’hiver froid de deux mille neuf, une étoile a brillé. Bientôt, déjà, elle soufflera sa première bougie. Avec un peu d’avance, bon anniversaire, belle enfant. Illumine-nous encore de tes sourires quand tu découvres le monde.

Ç’a été une de ces rares années de tournant, qui ne laissent pas les vies tout-à-fait dans l’état où elles les ont trouvées, et peu de temps pour les écrire quand on est en train de les vivre.

Apprivoisé patiemment, j’ai réappris à dire des mots longtemps tus. Je les ai entendus, aussi. Je t’aime.

Entouré de copains, tous assidus, motivés, on s’est dépassés. On est arrivés à faire ce dont jamais je ne me serais cru capable. Niveau IV n° 67694.

Un soir d’automne, j’ai brisé dix-neuf ans de silence. Sans y mettre les formes, sans circonlocutions policées. Brutal, peut-être, tant c’est venu presque sans prodromes. Pour que ça s’ouvre enfin, il fallait autre chose qu’une lame mousse. Il fallait y aller, tranchant dans le cuir. Papa, je voudrais que tu me parles d’elle.

J’ai parié sur l’avenir. Pacte civil de solidarité.

Trente-troisième petit caillou.

Les amoureux et le philosophe

12 octobre 2010

Quand Luc Ferry, ancien ministre du temps de Raffarin, se pique de parler d’Amour, on sent plus le bon sens paysan tendance café du commerce que l’avant-garde de la pensée philosophique.

C’était dimanche, dans la télé. Trois entretiens, trois histoires. Un jeune couple romantique et fusionnel, un vieux couple désabusé, et puis une amoureuse et ses deux amoureux : M., A. et moi, qui parlions d’amours au pluriel.

L’invité a fréquenté de près Carla B., il devrait donc savoir ce que c’est qu’une femme qui n’appartient jamais totalement à un seul homme. En tous cas, on aurait pu le croire, avant de le voir tenir le discours le plus rigidement conservateur qu’on puisse imaginer.

Extraits choisis d’une pensée délicieusement surannée, et notre réaction.

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De l’instrument et de la circonstance

17 septembre 2010

Des deux familles et des amis chers, peu manquaient à l’appel. La petite église, nichée au creux de la montagne, était baignée de soleil. Eux deux rayonnaient, émus. Ils venaient de s’unir « devant Dieu et les hommes ». Le prêtre, solennel, les a invités, avec leurs témoins, à signer le registre.

Dans sa main, ça brillait. Même de loin, on le reconnaissait. Nulle méprise possible. C’était un Bic Cristal. Le vieux modèle pas cher qui tachait à l’école nos pages d’écriture. Corps transparent, friable quand on le mordillait, qu’on recyclait en sarbacane. Encre visqueuse et lourde qu’on étirait à grand’peine, et qui plus souvent qu’on n’aurait voulu laissait un beau pâté à la fin de nos lignes.

Je bouillais, indigné. Ces mots-là, ce jour-là, méritaient mieux que ça. Mieux que le trait gras et pesant qui laboure la page, mieux que cet instrument trivial et commun. Cette signature-là, qui témoignait de leur amour, qui devait déterminer leur vie future, qui scellait leur destin devant l’humanité, appelait un outil à sa dimension. Oh, pas nécessairement un objet hors de prix, pas une plume en or dans un corps de bois précieux, enfin, pas forcément, mais au moins une pointe fluide, de ces doux instruments qui tracent sans effort une ligne nette et pleine. Une pointe légère qui aurait glissé sur la page pour graver leur deux noms d’une caresse sensuelle et tendre.

Un barrage contre le belliqueux

5 août 2010

Tranquille, la France avance.

Comme un seul homme, elle marche au pas. Servile derrière ses chefs, elle boit avidement le sang de la colère et de la haine servi complaisamment. Elle siffle d’un trait le calice de la religion nouvelle, dont le Dieu n’est Amour que si l’Autre est bien de chez nous. Elle s’enivre d’oubli en reprenant l’antienne — c’était il y a une vie, ceux qui ont combattu sont morts pour la plupart.

Elle n’a plus peur des mots. Haïr n’est plus tabou, et reléguer non plus, tant pis pour nos valeurs et pour l’État de droit. Pour la sécurité des sacro-saints jardins derrière ses maisonnettes, elle peut bien immoler ses lois et ses principes. Ceux-là même qui s’en trouvent fidéicommissaires les méprisent et les foulent.

La foule, indifférente, vaque. On lui pose la question, elle approuve et retourne à ses occupations estivales.

Des rares voix qui s’élèvent, nulle ne semble porter. Je me sens étranger, marginal ici. Nous qui nous indignons ne sommes plus qu’une poignée, que quantité négligeable. Au fronton de la Maison commune, « Liberté, Égalité, Fraternité » sonnent creux, lessivées par le déluge des annonces abjectes et le terrible cortège de leurs justifications absurdes.

La France, tranquille, s’enfonce. La nuit tombe sur les débris disloqués d’une République à la dérive.