Les amoureux et le philosophe

Quand Luc Ferry, ancien ministre du temps de Raffarin, se pique de parler d’Amour, on sent plus le bon sens paysan tendance café du commerce que l’avant-garde de la pensée philosophique.

C’était dimanche, dans la télé. Trois entretiens, trois histoires. Un jeune couple romantique et fusionnel, un vieux couple désabusé, et puis une amoureuse et ses deux amoureux : M., A. et moi, qui parlions d’amours au pluriel.

L’invité a fréquenté de près Carla B., il devrait donc savoir ce que c’est qu’une femme qui n’appartient jamais totalement à un seul homme. En tous cas, on aurait pu le croire, avant de le voir tenir le discours le plus rigidement conservateur qu’on puisse imaginer.

Extraits choisis d’une pensée délicieusement surannée, et notre réaction.


[1]


* * *

Monsieur le ministre,

Vous étiez ce dimanche matin l’invité de Catherine Ceylac dans son émission de France 2, « Thé ou Café », où vous présentiez votre dernier ouvrage, « La révolution de l’amour ».

Ce sujet était illustré par des entretiens avec deux couples exclusifs, ainsi qu’avec le trio que nous formons. Invité à commenter les relations de Meta avec ses deux amoureux, Thomas et Aurélien, vous avez tenu des propos aussi radicaux que lapidaires concernant notre vie sentimentale. Nous croyons utile de vous faire part à ce sujet des quelques réflexions ci-après.

Vous déclarez péremptoirement :

« Ça ne durera évidemment pas, […] C’est injouable, je suis prêt à prendre les paris. […] La plupart des hommes ont cette tentation [mais] je n’ai jamais vu de femme amoureuse qui s’intéressait à plusieurs hommes en même temps. »

Ce jugement tranché nous interpelle à plus d’un titre. Au-delà du caractère éminemment sexiste de votre discours (la Femme serait naturellement déterminée à n’être qu’à un seul homme, l’Homme au contraire toujours enclin à s’égailler en-dehors du couple), vous oubliez d’observer plusieurs faits patents, aussi bien d’ordre particulier que de portée générale.

Au point de vue de notre situation singulière, vous niez la teneur même du propos que vous commentez, en déclarant qu’il est impossible que Meta aime à la fois Aurélien et Thomas. Elle est pourtant la première concernée, et c’est avec la plus grande sincérité qu’elle l’affirme devant la caméra. On peine à imaginer déni plus flagrant de la réalité. Le propos est dur, sans appel, pétri de mépris condescendant.

Cela pourrait n’être qu’un détail, pourtant, s’il ne s’agissait que d’une réaction ponctuelle au montage de quelques secondes d’entrevue. Seulement, il y a plus grave. Vous poursuivez par des considérations d’ordre général où, derechef, vous méconnaissez profondément le sujet dont il est question : l’Amour tel qu’il se vit au XXIe siècle.

Vous parlez de « révolution » pour décrire une mutation ancienne, au décours de laquelle le mariage comme institution patrimoniale par laquelle deux familles unissaient biens et noms a cédé le pas au « mariage d’amour » où deux individus entendent proclamer leur affection passionnée devant la Cité tout entière.

Vous en parlez comme quelque chose de nouveau. Or, c’était au siècle dernier. Vous ne manquez pas de resituer cette évolution dans son contexte historique, il y a un demi-siècle. C’est l’héritage de la génération de vos parents — celle de nos grands-parents. Et ce que cette révolution a laissé en partage à ses enfants, c’est ce que nous avons connu dès nos plus jeunes années, dans les cours d’école : la banalisation du divorce et les familles recomposées.

C’est précisément parce qu’on s’est mis à se marier par amour qu’on s’est aussi mis à divorcer, et à se remarier, quand on ne s’aimait plus, et quand on aimait de nouveau. Le legs de cette révolution-là, c’est précisément la faillite du mariage « pour la vie ». Il perd l’essentiel de sa substance dès lors qu’au lieu d’un moyen de droit visant à établir la filiation légitime des héritiers d’un patrimoine, on cherche à en faire le lieu de la manifestation sociale du lien amoureux.

Ce n’est pas un hasard. C’est signe que les amours humaines sont labiles, plurielles, que chacune et chacun aimera et sera aimé-e plusieurs fois dans sa vie. C’est aujourd’hui évident, mais c’est loin d’être nouveau. Des rois et des reines aux simples gens du peuple, toutes les sociétés humaines qui se sont préoccupées de mettre en coupe réglée les rapports amoureux attestent qu’elles ont dû se préoccuper d’adultère.

Ce qui est nouveau, en revanche, mais semble échapper à votre regard pris par le carcan normatif que vous avez hérité des générations passées, c’est de prendre acte que la nécessité du mariage exclusif a vécu, et que ce qui s’est de tout temps pratiqué en secret peut se concevoir aujourd’hui comme un mode de relation humaine vécu et assumé sans honte, sans culpabilité. Nous osons vivre tout haut ce qui s’est toujours murmuré dans les chaumières.

Vous nous semblez, Monsieur le ministre, en retard d’une révolution, et c’est regrettable. Si en effet on ne saurait espérer d’une conversation de café du commerce une largeur de vue, un recul et une réflexion qui envisage de relire les rapports humains à l’aune d’autres critères que ceux de la perpétuation obstinée d’institutions caduques, nous attendions autre chose d’un esprit intellectuel qui prétend décrypter le monde contemporain.

Vous proposez, en conclusion, de prendre le pari que nous courons à l’échec. Vous nous donnez au mieux deux ou trois ans. Le singulier entrelacs de nos amours s’est tissé depuis un an, et chaque jour il est plus fort et plus profond. Nous relevons le pari, et vous donnons rendez-vous en deux mille douze. Nous verrons bien, alors, ce que sont nos amours devenues.

En espérant contribuer, par ces quelques observations, à l’élargissement de votre réflexion,

Nous vous prions, Monsieur le ministre, d’agréer l’expression de nos amours plurielles et authentiques et de nos philosophiques salutations.

Meta, Aurélien et Thomas.


  1. Crédit vidéo : Thé ou Café (France 2), émission du 10 octobre 2010.

11 réponses à “Les amoureux et le philosophe”

  1. Stéphanie a dit :

    Son mépris est hallucinant…
    La réussite de votre histoire est la meilleure réponse à de telles crétineries.
    Grosses bises.

  2. Sam a dit :

    Je ne peux pas prétendre que je suis étonné, je ne me souviens pas m’être jamais dit « tiens, un philosophe ouvert d’esprit » en voyant ses interventions.

    J’ai hâte de voir ce qu’il pourra dire dans deux ans si ce rendez-vous se concrétise !

  3. Sam a dit :

    Eh ! http://www.rue89.com/rue69/2010/10/12/luc-ferry-vous-etes-en-retard-dune-revolution-de-lamour-170646

  4. gilda a dit :

    Il fait au sujet de l’amour comme tant de gens vieillissants avec l’internet : ils sentent que c’est formidable, que ceux qui y sont et pour de bonnes raisons y attrapent du bonheur alors plutôt que de s’y joindre on méprise, on dénie, on colporte du faux sur le sujet, on accuse de piraterie.

    Dans ces mépris véhéments s’exprime une pauvre jalousie.
    La liberté fait toujours peur aux esprits étriqués.

  5. Tweets that mention Un soir de pluie et de vent » Les amoureux et le philosophe -- Topsy.com a dit :

    […] This post was mentioned on Twitter by Nasiviru, Meta Tshiteya. Meta Tshiteya said: RT @Scorpaena Blog: Les amoureux et le philosophe http://bit.ly/brajRg […]

  6. Twitted by AurelienS a dit :

    […] This post was Twitted by AurelienS […]

  7. Emilie T a dit :

    Hey mon petit Tom,
    Très bon, ton article ! Effectivement il parle des années 60 dans son discours… Un peu vieillot, dans les années 60 nous on n’était même pas nés (même toi) !!!
    Il parle de l
    Tu passes très bien à la télé je dois dire… et Meta et Aurélien aussi !

  8. Emilie T a dit :

    Pardon :
    Il parle de la transformation de l’amour passion d’une façon anti-érotique au possible, berk ! Ca donne pas envie !

    Bisous,
    Emilie

  9. Irene Marianne a dit :

    Cher Thomas,
    Je me permets de citer cet extrait de « Métaphysique de l’amour » de Schopenhauer, qui illustre bien les représentations morales de la bourgeoisie à la fin du 19e siècle.
    Nous ne sommes pas loin ici des observations de Luc Ferry, qui se réfère aux biologistes dans son interview, tout comme on se référait à l’époque de Schopenhauer aux médecins et aux experts-psychiatres pour parler d’amour et de sexualité.
    AU SECOURS, nous sommes au XXIe siècle!!!

    « Nous devons commencer par dire que l’homme est, de nature, porté à l’inconstance en amour, et la femme à la constance. L’amour de l’homme décline sensiblement, à partir du moment où il a reçu satisfaction ; presque toutes les autres femmes l’attirent plus que celle qu’il possède déjà, il aspire au changement. (…) Ainsi l’homme cherche-t-il toujours d’autres femmes ; la femme, au contraire, s’attache fermement à un seul homme, car la nature la pousse, d’instinct et sans réflexion, à conserver celui qui doit nourrir et protéger l’enfant à naître. Ainsi donc la fidélité conjugale, tout artificielle chez l’homme, est naturelle chez la femme, et par suite l’adultère de la femme, au point de vue objectif, à cause des suites qu’il peut avoir, comme aussi au point de vue subjectif, en tant que contraire à la nature, est bien plus impardonnable que celui de l’homme. »

    (SCHOPENHAUER, « Métaphysique de l’amour », in « Le monde comme volonté et représentation », PUF, p. 1297-1298.)

  10. Gw. a dit :

    Thom, ce thème ne peut être débattu qu’à partir du moment où toutes les parties intéressées agissent en connaissance de cause. L’ouverture d’esprit, ça passe aussi par le respect, donc par la clarté du discours vis à vis des nouveaux partenaires.

    Si Aurélien dit avoir été bien informé au préalable, cela signifie que Meta a bien compris cela. Par contre, un blog peut être lu par presque n’importe qui, et tu es responsable des messages que tu y diffuses. Ton expérience passée ne devrait-elle pas t’inciter à rappeler aux éventuels néophytes te lisant, les précautions humaines minimales à prendre pour ces relations?

  11. Thomas a dit :

    Gw, absolument d’accord sur la nécessité impérieuse de donner clairement à chaque partie prenante les billes pour choisir, ou pas, d’entrer dans le jeu et d’en accepter les règles en toute connaissance de cause. Je suis le premier à le dire chaque fois que je suis sollicité sur le sujet, que ce soit en tête-à-tête ou en public.

    Mais au fond c’est exactement la même chose que dans n’importe quel rapport amoureux, et ce n’est absolument pas l’apanage des relations non exclusives. Ce qui est fondamental, c’est de communiquer.

    Au-delà de ça, si des gens intéressés, interloqués, curieux, inquiets, ou tout simplement qui voudraient bien en savoir un peu plus sur le polyamour, ce blog n’est pas forcément le meilleur point de départ pour rechercher des informations. Je leur conseillerai par contre de faire un tour par exemple sur http://polyamour.info/, où ils trouveront articles, témoignages et forums pour échanger et confronter leurs idées.

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