1982, année 5 — Deguilly

28 mai 2007

L’été d’avant, on avait passé quelques jours dans la maison de campagne des voisins-amis-collègues. Il y avait un escalier de bois et, tout en haut, il fallait faire attention en prenant pied sur le plancher du grenier. Il y avait un petit pas à faire au-dessus du vide, et ça fait un peu peur quand on n’est pas bien grand. On avait aussi rencontré là-bas d’autres gens que je ne connaissais pas encore, et c’était assez déplaisant, tous ces inconnus.

À Noël, Papa et Maman étaient partis quelques jours sans nous. Ils devaient aller voir un notaire et deux vieilles dames. Et puis cette année, pour les vacances de février, on est retournés là-bas. On a découvert la maison. Notre maison. C’est là que nous passerions dorénavant le plus clair de nos vacances. Elle n’est pas loin de celle de l’été précédent, de sorte que nous y retrouvons nos amis qui, à la ville, occupent l’appartement du dessus… et toute une tribu d’enseignants franciliens qui ont trouvé du charme à ce coin de campagne, au fin fond du Berry.

À Pâques, il faisait encore froid. Il a même neigé, et on a cherché les œufs en chocolat planqués sous le manteau blanc.

Cinq de trente petits cailloux.

1981, année 4 — De droite à gauche

20 mai 2007

Je ne sais pas encore lire, mais j’écoute attentivement ce que racontent les grands. Je savais déjà qu’ils parlaient d’un monsieur important qui s’appelait Giscard d’Estaing, et qu’il était Président de la République. Et puis un jour, on l’a remplacé par un autre, qui s’appelait François Mitterrand, et mes parents ont été très contents. À cette époque-là, il y a eu aussi des élections municipales. Dans le hall de l’école, qui servait de bureau de vote, on voyait surgir quelques jours avant les isoloirs encore pliés, et la grosse urne en tôle verte, avec son petit levier qui faisait Ding !, à laquelle il était bien entendu formellement défendu de toucher.

Je me demandais comment on faisait pour choisir entre les candidats, et Maman m’expliquait patiemment, en me donnant mon bain, que notre maire, Lucien Lanternier, était de gauche, du Parti communiste, et que cela était bon. Elle m’expliquait encore que son adversaire s’appelait Écorcheville, et que rien qu’avec un nom comme ça, ça en disait long sur ce qui nous arriverait s’il était élu. À l’époque ça me suffisait pour en avoir peur, si en plus j’avais su que c’était un ancien d’Occident, fondateur du GUD et d’Ordre nouveau j’en aurais probablement fait des cauchemars. Alors Maman me rassurait juste en me promettant qu’il n’avait aucune chance. C’est ainsi qu’elle a doucement modelé les premiers germes de mes idées politiques, à l’ombre des écrits de ses pères fondateurs qui s’alignaient, interminablement, dans les rayons de sa bibliothèque. L’Histoire socialiste de la Révolution Française par Jaurès, Les Œuvres complètes du camarade Lénine qu’on a depuis entreposées à la campagne avec mille souvenirs. Et les quatre petits volumes en format de poche, papier bible, qui sont maintenant chez moi. Karl Marx, Le Capital.

J’ai eu la chance d’avoir des parents communistes. Par la suite j’ai appris aussi à penser autrement, à nuancer les positions. Pour cela j’ai d’ailleurs été le vilain petit canard de la famille. Il n’empêche que leurs valeurs de solidarité et d’humanisme sont aussi, encore, les miennes.

Quatre de trente petits cailloux.

Camelot

18 mai 2007

CamelotCe n’est pas simple pour Arthur d’être roi. Il n’a rien demandé, il a juste retiré par hasard une épée d’un rocher, histoire de ne pas avoir à retourner jusqu’au château de son chevalier. Et surtout, jamais il n’a demandé à se marier. Et Guenièvre non plus, d’ailleurs. Seulement, aussi jeunes et angoissés l’un que l’autre à cette idée, ils vont prendre le risque, et vivre heureux. Jusqu’au jour où Lancelot arrive à Camelot…

Ah, mais je ne vais pas déflorer la suite, ce serait dommage. Venez retrouver la Table Ronde dans la dernière comédie musicale produite par l’English Theatre Club de Télécom Paris : Camelot, d’Alan Jay Lerner (livret) et Frederic Loewe (musique).

Mardi 5, mercredi 6 et jeudi 7 juin 2007 à 20:00, amphithéâtre Thévenin à Télécom Paris[1]. Entrée libre.


  1. 49, rue Vergniaud – Paris XIIIe – métro Corvisart ou Glacière, RER Cité universitaire. Se munir d’une pièce d’identité.

1980, année 3 — Au fil des saisons

13 mai 2007

Il y a l’école. Dans la classe, un grand bac transparent qu’on peut remplir d’eau, et des tas de chouettes jouets en plastique qui y baignent. C’est une de mes activités préférées. Dans la cour, un gros bonhomme rouge en plastique. On peut grimper dedans, ou – si l’on est très acrobate – dessus, mais c’est bien haut et je ne suis pas bien doué pour l’escalade, alors je laisse ça à mes camarades plus casse-cou.

Il y a la maison. On a de nouveau déménagé. Maintenant, on habite un logement de fonction juste à côté de l’école. De la fenêtre, on peut voir la cour des grands, et le jardin de la concierge juste en-dessous.

Il y a les vacances. C’est toute une expédition. Tous les quatre dans la Dyane verte, on part pour douze heures de route, jusqu’aux montagnes tout là-bas, chez Yvette, dans les Pyrénées. C’est une amie de la famille, l’une des premières personnes à qui l’on a fait part que j’étais né. Une très bonne amie même, mais à trois ans il y a certaines choses qu’on ne sait pas encore.

Trois de trente petits cailloux.

Premières heures au Sarkoland

7 mai 2007

21:14. Je quitte le bureau de vote. Pour cette fois encore, j’ai pu m’assurer de mes yeux, de mes mains, que l’on comptait sincèrement les suffrages exprimés. Pour encore combien de temps ?

21:30. Dans le métro, ligne 5. Debout sur la banquette, casquette vissée sur le crâne, il allume tranquillement son joint au milieu de sa bande de potes. Un homme se lève.

— Vous pouvez éteindre votre cigarette, s’il vous plaît ?
— Hé, tu veux quoi, tu travailles dans la RATP, toi ? Facho !

Trop-plein de violence catalysée, cristallisée, attisée depuis des mois. Ce soir met le feu à la poudrière soigneusement construite.

23:35. Ambiance de dernier soir. On en profite pour noyer la défaite et rire une dernière fois, tant qu’on en a le droit. Bière et rhums arrangés. Et puis on va récupérer au métro la copine militante qui revient de la rue de Solférino. Il ne fait pas bon lui parler politique, ce soir. Il vaut mieux ne pas évoquer l’absurdité de la liesse générale de ses camarades, comme encore pleins d’espoir il y a quatre heures de ça, alors que tous les chiffres qu’on se passait sous le manteau donnaient irratrappable l’écart accumulé.

01:30. Le taxi approche la place de la Bastille. On la repère de loin, à ses dizaines de fanaux bleus.

01:35. Boulevard du Temple. Pas moyen d’avancer sur la place de la République, la circulation est entièrement bloquée. Je terminerai à pieds. Gendarmes mobiles au Sud-Est, CRS au Nord-Ouest. La République est encerclée.

Un qui se souvient de 1981, et qui pensait à l’époque devoir entrer en résistance devant l’invasion bolchevique à nos portes et le goulag imminent, me dit que finalement il ne faut pas avoir peur, qu’on ne va pas perdre plus de liberté qu’alors.

Les temps ont bien changé, certes. Bien sûr, les français d’aujourd’hui ne sont finalement pas plus liberticides que ceux de ce temps-là. Pas de leurs propres mains, en tous cas. Ils ont sans doute mieux à faire qu’égorger nos filles et nos compagnes, ou bien il y a la Star Ac’ ce soir à la télé. Mais ils sont prêts à se laisser parquer et endormir, prêts à laisser à un pouvoir absolu et opaque le loisir de les mettre au pas. C’est ce qui me semble être en train de se passer.

Parce qu’il suffit en France de parler de « sécurité pour vos enfants » et de désigner un bouc émissaire, qui est forcément un Autre, pas toi, bon travailleur honnête qui aime la France et se lève tôt, il n’y a qu’à pointer du doigt un profiteur, un parasite, un coupable, pour faire accepter n’importe quelle mesure répressive. Et là il ne s’agit plus (seulement) de craindre les mois et les années à venir. Le processus est enclenché depuis longtemps déjà, et l’élection d’hier ne fera qu’en assurer la continuation et le durcissement.

Des mômes de 8 et 11 ans enregistrés à vie dans le fichier d’empreintes génétiques de la Police. Mes potes motards qui doivent déposer un dossier en préfecture deux mois à l’avance pour faire une balade entre copains. Un médecin africain qui ne peut pas participer à un congrès en France sans passer 30 heures en prison.

Les travailleurs immigrés qui se lèvent tôt pour nettoyer le métro, ce matin, faisaient grise mine.

1979, année 2 — L’intruse

6 mai 2007

Je vais avoir deux ans bientôt. Je gambade partout, Papa et Maman me courent après, c’est rigolo. Maman a pris du poids ces derniers temps je crois. Cela fait plusieurs jours que je ne l’ai pas vue, on m’a dit qu’elle était à la clinique  et que je suis trop petit pour aller la voir. Je n’étais pas très content.

Aujourd’hui, elle revient, je voudrais qu’elle me fasse un câlin et qu’elle s’occupe de moi. Mais je marche derrière Papa et elle pour rentrer à la maison, et c’est comme si je n’étais pas là. Ils n’ont d’yeux que pour ce curieux paquet rose qu’elle porte dans ses bras.

Je me mets en colère, j’envoie même des coups de pieds à Maman, alors qu’on arrive à la maison. Las ! Il va falloir apprendre. Composer. Partager. Maintenant j’ai une petite sœur.

Deux de trente petits cailloux.

1978, année 1 — Les petits carreaux

29 avril 2007

Je me souviens.

Enfin, un peu. Une image, le carrelage à petits carreaux rouge sombre. C’était le premier appartement ou le deuxième. Je n’avais pas un an quand on a déménagé. Oh, on n’allait pas bien loin. Quelques numéros plus bas dans la rue, dans la même longue barre de béton gris. Tout au bout, au numéro 1, il y a les parents de Papa. Nous, il nous faut un appartement plus grand. Je soupçonne ces deux-là d’avoir une idée en tête… Si ça se trouve, pendant la journée, quand je suis chez la nourrice, Madame L., ils tirent des plans sur la comète. Madame L., elle est gentille, elle me donne des petits gâteaux. Elle habite rue Gérard-Philippe. Maman, quand elle était plus jeune, était amoureuse de lui. Mais il était bien plus âgé qu’elle, alors finalement c’est Papa qui a été mon Papa.

Pour l’heure, dans mon transat, j’applaudis à la vie.

Un an

Un de trente petits cailloux.