1999, année 22 — Rester, partir et arriver

23 septembre 2007

Comme chaque année en juillet, l’École s’est vidée peu à peu de ses étudiants. Ça fait trois ans que je suis ici, troisième été où mes camarades repartent aux quatre coins de France ou d’ailleurs. En première année, ils partaient en stage ouvrier. En deuxième année, en stage ingénieur. Maintenant ils partent pour de bon.

Moi, j’ai choisi de rempiler. J’en ai pris pour trois années de plus. Maintenant, j’ai un bureau et le titre de doctorant. Je ne suis pas encore en vacances, et je traverse le hall désert. Les copains sont partis et ne reviendront pas à la rentrée, cette fois. Je suis, seul, celui qui reste.

Je quitte ma chambre de la Maison des élèves. M’écrase un doigt au cours du déménagement. Maudis le médecin des urgences de la Pitié qui, sous prétexte de faire dans la délicatesse sophistiquée, invente une méthode aussi douce qu’inefficace pour vider un hématome sous-unguéal. Maudis sur sept générations l’interne prétentieux qui, le lendemain matin, me renvoie sommairement : « C’est normal que ça fasse mal, attendez que ça passe ! »

Une journée entière à serrer les dents et à sentir l’ongle qui s’arrache petit à petit à chaque battement de cœur. Je décroche à peine un mot pendant le repas avec la belle-famille. Je suis à bout. Retour aux urgences, Larib’ cette fois. Je voue une reconnaissance éternelle à l’aide-soignant qui, lui, n’a pas son pareil pour manier la lampe à alcool et le trombone à papier de l’Administration et me soulage enfin d’une trombonisation magistrale.

Pour quelques mois je squatte chez µ, à deux dans sa piaule de même pas huit mètres carrés. Le temps que les travaux de notre futur appartement soient finis.

Novembre arrive. Une semaine faste.

  • Je viens de signer ma prise de poste comme allocataire de recherche.
  • À la quatrième tentative, l’inspecteur du permis de conduire me remet un papier rose avec un avis favorable. (Il dit cela comme à regret, la voix pleine de lassitude triste. Je m’en fous, je suis heureux, je l’ai !)
  • µ et moi emménageons dans notre chez-nous.
  • C’est mon anniversaire.

Vingt-deux de trente petits cailloux.

1998, année 21 — Initiales

16 septembre 2007

Ça se passe un soir d’été. C’était l’époque où on pouvait promener nos vingt ans dans la douceur de la nuit. Nous sommes quatre dans la foule, le nez en l’air, grisés de bruit et de lumière. Gamins émerveillés par le feu d’artifices du quatorze juillet. Il y a T. et sa copine. Il y a L. et moi.

Le feu d’artifices est fini, on se rapproche de la station de métro, sans se presser. C’est là que je m’aperçois qu’L. a glissé sa main dans la mienne. Je serre ses doigts sous les miens, elle sait que je sais. Le métro est bondé et nous sommes séparés de T. La foule plaque son corps contre moi. Je sens sa chaleur qui diffuse. Les mots ne sont pas utiles. Elle descend à sa station.

Dîner chez L. Son homme est là aussi. Je suis juste un ami. Il va se coucher tôt, pas nous, nous avons à parler. Dans la pièce voisine, il dort. Dans sa chambre, nous parlons. Aux petites heures du matin, on finit par s’assoupir. L. s’endort dans mes bras.

Quelques jours plus tard, à la Maison des élèves. En ce moment j’ai la chambre pour moi tout seul, mon copiaule est en stage loin. L. passe me voir dimanche après-midi et de nouveau se blottit dans mes bras. Et s’approche plus près encore. Et ses lèvres se posent sur les miennes. Et pour moi c’est la première fois.

Puis il y a cet autre après-midi désœuvré et chaud d’été. Mes lèvres dévorent son visage, nos langues se caressent, mes mains glissent sur son corps… Un bout de tissus après l’autre, je retire ses vêtements. Entre deux, j’attends anxieux sa réaction… Elle me laisse faire, patiemment. Elle nue contre ma peau. Ça y est. J’ai attendu cet instant. Elle m’offre le nom d’homme. Elle ne veut pas croire que, là encore, c’est la première fois.

L. m’a extrait du sommeil amoureux. J’ouvre un œil étonné, je désespérais que cela m’arrive. Je ne savais pas comment. Je ne sais toujours pas. Il fallait juste être là, ouvert à la fortune. On dîne, grande tablée d’amis, une nuit d’août. L. est partie en province.

µ est là que je n’avais pas vue depuis des mois. Elle revient à Paris. Elle est seule. Elle plaisante pour exorciser le passé.

— J’en ai marre des mecs, je devrais peut-être passer aux filles !
— Ah, j’ai peut-être ma chance, au moins j’ai les cheveux longs…

(Ça fait quatre ans que je les laisse pousser.) Rires.

Le dîner est fini. µ rentre à pieds, ce n’est qu’à un quart d’heure. Y. se propose de la raccompagner. Mais je sens ma chance unique ce soir. Il comprend, d’un regard. Lui ai-je laissé le choix ? Il me sourit, il s’éloigne. On s’en va. Comme si de rien était, µ et moi, côte à côte, on discute comme on en a l’habitude, intarissables, complices. On arrive chez elle. L’appartement est à nous, elle m’invite pour un dernier verre. De toute façon on sait très bien que j’ai raté le dernier métro depuis un bon moment.

Je savoure un vieux whisky. On papote de plus belle.

µ a un peu mal à la main, un bobo de rien. Mais je voudrais qu’elle ne souffre plus. J’y dépose un bisou magique.

C’est l’instant suspendu où je renonce à ne faire semblant de rien. Un point de non-retour.

Elle me met en garde. Elle n’est pas prête, pas maintenant. Pourtant je prétends que je sais quel risque je prends. Ou que j’ai conscience en tous cas que je prends là l’une des décisions les plus dangereuses de mon existence.

Elle se rapproche enfin de moi. J’apprends le goût de ses lèvres.

Vingt et un de trente petits cailloux.

1997, année 20 — Trois cent deux

9 septembre 2007

302, c’est la piaule de mes copains Laurent et Roland. C’est le point de ralliement de toute la bande.

Le dimanche soir on squatte la cuisine d’étage, en face. On organise de monstrueux graîllous, on miame, on rigole, pour finir le week-end en beauté avant d’attaquer une nouvelle semaine. Et puis je rentre à la maison. Ah, oui, je n’habite pas encore à la Maison des élèves. Je fais l’aller-retour depuis ma banlieue tous les matins, tous les soirs, cinq jours par semaine pour venir en cours. Et le dimanche pour voir les copains.

C’est là et avec eux que je fête mes vingt ans. J’ai aussi invité quelques amis de prépa, de ceux qui étaient là déjà deux ans auparavant pour m’aider à souffler les bougies de mes dix-huit. Thierry est là, Muriel aussi…

Parfois les soirées se prolongent. Un peu après minuit, je sais que mon métro se transforme en citrouille. Alors, c’est taxi, ou bus de nuit. Ou plus souvent, on déroule un sac de couchage sur le parquet de la 302, et je reste pour la nuit.

À l’été je rate mon permis de conduire. Après la conduite accompagnée, c’est rare. Je n’ai jamais été préparé à conduire en autonomie, je n’ai pas les réflexes essentiels. Mais c’est seulement à l’examen que je l’apprends. Quand je dois déboîter, l’inspecteur ne me dit pas, comme Papa, quand c’est bon et que je peux y aller. Il me laisse oublier de contrôler mon rétro et mon angle mort, rectifie la trajectoire au dernier moment et me fait bien comprendre que je suis ajourné.

Heureusement que les copains ont, pour la plupart, déjà leur permis. Ça fait un conducteur de moins, mais on peut quand même prendre la route pour notre virée camping au Danemark. Malgré les divergences d’opinion sur la nécessité, ou non, des oignons dans les pâtes carbonara, malgré les hurlements de Flore lorsqu’une fois le Tetra-Pak de yaourt liquide vidé de son contenu, je le déplie et le mets à plat pour léchouiller avidement les dernières traces qui subsistent à l’intérieur, nous passons un excellent séjour. La route du retour traverse les Pays-Bas, et la douane française ne nous embête presque pas à cause d’hypothétiques stupéfiants que nous aurons pu rapporter de là-bas. Nous sommes de bons enfants, ils finissent par en convenir, et nous laissent filer.

La rentrée arrive. Pour cette deuxième année, je ne veux plus m’épuiser à faire deux heures de métro tous les jours. Je ne veux plus devoir partir, devoir rentrer, quand tous les autres sont là ; revenir, le lendemain matin, et apprendre à la pause café tout ce qui s’est passé entre-temps et que je n’ai pas pu partager. Je demande donc à emménager à la Maison des élèves. Je serai en chambre double avec Éric.

Nous aurons la 304.

Vingt de trente petits cailloux.

Ce que je sais, et ce que je ne SEPas

5 septembre 2007

J’avais entendu parler de la sclérose en plaques. L’idée que je m’en faisais était, somme toute, assez floue. C’était une maladie neuro-dégénérative dont je ne savais pas grand’chose. En fait je ne me souviens plus bien quelle idée je m’en faisais avant. Avant qu’Artefact m’en parle pour la première fois. Avant de savoir que désormais elles seraient inSEParables…

Maintenant je commence à m’en faire une idée un peu plus précise, et j’ai envie d’aider à faire parler de la maladie, de celleux qui vivent avec, et de leur entourage.


Sclérose en WHAT ?

Trois choses que je sais :

  • La SEP est une maladie auto-immune : c’est le système immunitaire lui-même qui détruit la myéline de certains neurones du système nerveux central.
  • Les « plaques » sont les traces cicatrisées des zones où la myéline a été détruite lors d’une poussée.
  • L’évolution de la maladie est imprévisible. Poussées et rémissions peuvent se succéder pendant des dizaines d’années, ou parfois la maladie devient évolutive.

Trois questions que je me pose :

  • Pourquoi on ne peut pas reconstruire, régénérer la myéline ?
  • Puisqu’il y a un terrain génétique prédisposant, pourquoi pas une thérapie génique ?
  • Je fais une grande fête le 18 novembre 2027, est-ce qu’Artefact viendra ?

Pour aller plus loin, faites passer le buzz :

  • Copiez l’affiche ci-dessus (avec un lien vers le blog Notre sclérose, c’est encore mieux), ou la petite bannière ;
  • écrivez trois choses que vous savez ou pensez savoir sur la sclérose en plaques, et trois questions que vous vous posez à propos d’elle ;
  • passez le relais à trois voisins de blogs.

Je transmets le témoin à qui veut bien le prendre. Si vous êtes plus de trois, ce n’est pas très grave… Disons, par exemple… Marloute, Matoo et Samantdi ?

1996, année 19 — Revue de Spéciale

3 septembre 2007

C’est un après-midi de printemps. Il fait plutôt beau, et la prof de maths m’interpelle au coin d’un couloir.

— Bon, Quinot, on sait bien tous les deux que si vous avez eu de mauvaises notes cette année, c’est juste parce que vous n’avez rien foutu, hein ?
(penaud) Euh, oui…
— Bon, donc si vous vous mettez au boulot, je veux bien vous prendre en 5/2 l’année prochaine.
— Euh, bien, je le note… Merci…

Cependant ni la perspective de me mettre à bosser, ni celle de faire une troisième année de prépa ne m’enchantent. J’assure mes arrières : en plus de l’inscription aux concours je contacte des écoles qui recrutent sur dossier. Sa lettre de recommandation me fait chaud au cœur. Je ne savais pas qu’on pouvait dire tant de bien de moi.

Elle nous donne chaque semaine un sujet d’annales des concours à traiter en devoir à la maison. Au début de l’année je bloquais deux ou trois heures sur la première question, finissais par traiter de petits fragments de sujet sans arriver jamais à entrer dedans un peu sérieusement. Ce n’était pas faute d’essayer, pourtant. Et puis l’illumination est venue. Tous les ans au moins de juin, la Revue de mathématiques spéciales publie l’ensemble des sujets de la session. Ensuite, en cours d’année, elle propose un corrigé pour chacun.

Alors je prends l’habitude, presque tous les mercredis, d’aller rendre visite aux collections de la médiathèque de la Villette. La carte de photocopie n’est pas chère, la consultation est gratuite. Et maintenant lorsque j’ai retourné un énoncé dans tous les sens pendant vingt minutes sans trouver par quel bout le prendre… je jette un œil à la solution proposée. Je me dis à moi-même Ho, ho, comme c’est astucieux, faisons cela… Et à force je prends le coup de main. Quand arrive le jour de l’épreuve, cela ne semble plus si insurmontable. Même si cette fois il n’y a plus de corrigé détaillé à portée de main quand vient le moment où ça bloque. Même si je n’ai pas forcé sur les révisions pendant les mois précédents — pour me déculpabiliser je me rappelle sans cesse que c’est la régularité du travail de fond qui fait le succès, et qu’un bachotage épuisant ne servirait à rien.

Les derniers oraux se passent. Centrale, mi-juillet. On a fêté jusqu’à point d’heure du matin l’anniversaire du copain de µ. J’ai arrêté la vodka un peu avant quatre heures, relevé à six pour prendre le RER et passer l’épreuve d’anglais. Surtout, ne pas vomir sur l’examinatrice… Sciences de l’ingénieur l’après-midi, ça va déjà un peu mieux. Encore un jour ou deux et c’est fini. Advienne que pourra, les jeux sont faits, la fiche de vœux déposée en personne au secrétariat du concours. Il ne reste plus qu’à partir en vacances à la campagne. Dormir, et ne plus penser à rien, jusqu’à la fin du mois d’août.

Et puis la lettre arrive. Au premier appel, je suis admis à l’école de mon premier vœu. Je la voulais depuis des années, je l’ai eue.

Dix-neuf de trente petits cailloux.

1995, année 18 — Quatre ou cinq rayons de soleil

29 août 2007

Je n’avais jamais travaillé le mercredi après-midi.

Depuis la sixième j’avais cours le mercredi matin. Mais cette année-là, il y avait aussi une heure de physique juste après déjeûner, et juste avant les colles. Dans la salle en gradins, à l’heure de la torpeur post-prandiale, mes yeux se fermaient toujours et les notes sur ma feuille se mettaient à danser. De ma scolarité entière, ce sont ces cours-là où la lutte contre le sommeil a été la plus âpre.

Il y a eu le printemps, et dans la cour du cloître entre midi, nous jouions au tarot, caressés de soleil, adossés à une colonne, en fantasmant sur les hypokhâgnes à qui on n’osait pas adresser la parole. Ou sur cette fille débordante d’énergie en collant violet fluo dont je ne savais rien. Il était encore trop tôt.

À l’été j’ai accompagné Thierry à Potsdam. Les parents de sa chérie d’alors nous accueillaient pour une dizaine de jours. C’est là que j’ai découvert la propriété redoutable de certains verres de riesling qui, si l’on n’y prend garde, se remplissent au fur et à mesure qu’on les vide, au point qu’en fin de soirée on se souvient vaguement d’avoir rampé jusqu’à sa couette, et que le lendemain matin on a fort heureusement oublié l’essentiel de ce qu’on a raconté à voix haute la nuit pendant ses rêves.

En septembre nous n’étions plus dans la même classe. Mais il était maintenant en cours avec Celle dont j’ignorais le nom.

Elle s’appelait Muriel. Ce premier jour-là, elle m’a longuement parlé de sa passion pour l’enseignement. On n’a pas vu le temps passer, et puis il a fallu rentrer chacun chez soi. Elle m’a dit « À demain » et j’ai été heureux.

Dix-huit de trente petits cailloux.

1994, année 17 — Tchao, banlieue

21 août 2007

Je me suis levé tôt ces matins de juin. J’ai planché avec tant d’autres. Attendu, avec un peu d’anxiété que certains ont sans nul doute jugé déplacée. Enfin je suis allé chercher ma collante. De l’impression, au moment où le jury m’a tendu la feuille, que mon dossier n’était pas passé complètement inaperçu, j’ai tiré une certaine fierté.

Ça y est, me voilà étudiant d’une prépa parisienne. J’achète ma première carte orange. Je ne reverrai plus mes anciens camarades, ceux que j’ai cotoyés jusqu’ici. Enfin je fuis le béton gris de la banlieue nord et mon passé ; ici je renais, vierge.

Mes plus anciennes amitiés d’aujourd’hui datent de ce jour de septembre où j’entre dans les vieux murs de l’ancien couvent des capucins. Il n’y a plus de moines en capuchon ici, comme cet ecclésiastique condamnant Gilles de Rais que j’incarnais sur scène en février (dernier spectacle pour l’heure – la prépa ne me laissera guère de temps pour cela, je prends deux ans de pause). À leur place, khâgneuses et taupins envahissent la cour du cloître.

Dix-sept de trente petits cailloux.