1990, année 13 — Au bord du Grand Canal
mardi 24 juillet 2007On avait préparé le voyage depuis plusieurs mois. On se réunissait une fois par semaine, entre midi, une vingtaine d’élèves des classes de Quatrième, pour apprendre la photo et la prise de son. On avait pris le train de nuit, emmenés par la prof d’arts plastiques et le prof de musique. Nous venions d’arriver à Venise, nous y étions pour la semaine.
On venait de débarquer du vaporetto. Chargés de nos sacs et de nos valises, des appareils photo, du magnétophone, des réserves conséquentes de film et de bande magnétique, on trimballait notre barda sur le pavé du quai. C’est à ce moment que C. a passé son bras autour de mes épaules.
Elle devait être un peu plus âgée que moi. Elle avait déjà une silhouette de femme, un joli visage fin, et depuis le temps que je la voyais tous les jeudis, elle me plaisait bien. Évidemment, j’avais pris soin de n’en rien laisser voir à personne. Ce rapprochement inopiné m’a pris au dépourvu ; pire, il tombait particulièrement mal, à un instant où j’étais plus préoccupé par le poids et l’encombrement de mes impedimenta que par les jolis yeux de ma camarade. Je me suis dégagé de son étreinte. Une fois, puis deux. Elle n’est plus revenue à la charge cet après-midi là.
Deux ou trois jours plus tard, dans une ruelle étroite au détour des canaux, une autre fille du groupe m’a coincé entre quatre yeux et s’est mise de but en blanc à me poser des questions indiscrètes. Est-ce que tu te masturbes ? Je tentais de réfléchir à une issue de secours pendant que mon cerveau se décomposait.
Le peu d’éveil aux questions sexuelles qu’on avait au collège se limitait en effet à un discours strictement utilitariste. Certes, un volet de prévention venait compléter les enseignements de base sur la reproduction humaine, mais nulle notion de découverte du plaisir ou de la sensualité, seul-e ou à plusieurs, n’était abordée. Les discussions familiales ne m’étaient pas d’un plus grand secours. À la maison, on ne parlait juste pas de ces sujets-là. Le propos n’était pas même réprimé : il n’existait simplement pas. J’avais donc nimbé mes découvertes récentes en matière d’auto-sexualité d’un voile pudique de déni doublé de culpabilité.
Plutôt passer pour un naïf – de toute façon avec la vieille réputation de premier de la classe qui me collait aux basques depuis des années, je n’étais plus à un degré près dans la catégorie des petites humiliations scolaires – qu’avouer mes activités solitaires : j’ai fait celui qui ne savait pas. Elle a alors vaguement mentionné, sans la nommer explicitement, l’une de ses amies qui voulait sortir avec moi, et j’ai supposé que C. l’avait envoyée en service commandé pour reconnaître le terrain. Ma surprise interloquée parfaitement simulée dut faire suffisamment illusion pour que je me retrouve étiqueté gamin innocent, et jusqu’à la fin du séjour je n’en entendis plus parler. Ni après notre retour, d’ailleurs.
Cet été-là à la campagne, j’ai punaisé au mur une Marylin Monroe en sérigraphie et une boîte de soupe Campbell’s rapportées de la rétrospective Andy Warhol au Palazzo Grassi. Nous avons monté un Labiche : L’affaire de la rue de Lourcine. En septembre j’étais inscrit dans un atelier de théâtre de mon quartier.
Treize de trente petits cailloux.
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