Sans un regard

13 avril 2009

Dans le métro, ligne 14, après la Cinémathèque avec Gilda.

Ils sont assis, tous les deux côte à côte, elle plutôt élégante, bien droite sur son siège, les mains croisées sur son sac serré contre elle. Il est assis à côté d’elle, baggy et casquette, avachi. Il s’étire un peu, innocemment, et pose la main sur son épaule à elle. Comme ça, doucement. Elle ne bouge pas, regarde par terre. Sa main à lui reste posée sur son épaule à elle, tranquille. Ses doigts pianotent un peu, comme ça. Il regarde ailleurs. Ses yeux à elle sont perdus par terre, et son visage est infiniment triste. Pas du malheur tragique d’un amour déchirant, non. Seulement insondable de mélancolie ordinaire, malgré — ou peut-être bien à cause — de sa main à lui posée sur son épaule à elle.

Small world

2 avril 2009

Samedi midi, sur mon Vélib’, boulevard de Magenta. La Piste Cyclable de la Mort, avec de vrais morceaux de piétons dedans. Je fonce, mais pas trop vite, car j’ai rendez-vous, mais je ne voudrais pas écraser quelqu’un. Surtout le groupe, là, qui monte dans une voiture, et qui déborde un peu sur le chemin. Gling, gling, je sonne, je passe, on m’interpelle, Hé, coucou Thomas ! Ah bin oui, bien sûr, c’est D., de passage à Paris. Je suis content de le voir, d’ailleurs je descends bientôt pendre sa crémaillère à huit cents kilomètres d’ici.

Après le déjeûner, direction la porte de Champerret avec Artefact. Il faut repeupler la cave. À l’entrée du salon, des visages familiers dans la foule. Tiens, c’est Sl. et Pl. et un ami à eux. Chouette, on s’échange les bonnes adresses, leur jurançon sec contre mon graves qui déchire. On fait un bout de visite ensemble.

Samedi soir, chez Ga. On est à 50 mètres de chez sœurette.

Dimanche, Salon des vignerons indépendants, le Retour. Avec E. cette fois. Tiens, salut J.-M., encore un plongeur qui boit. Tiens, salut… toi. E. n’a pas la mémoire des prénoms. On croisera encore une collègue à elle, et puis T. et M. et Boutchou en balade aux Tuileries.

Qui a dit qu’à Paris, au milieu de la foule, on était anonyme au milieu d’inconnu-e-s ?

Ma grande jeune

9 mars 2009

Elle m’appelle « mon p’tit vieux » depuis plus loin que je ne peux me rappeler. Alors je l’appelle « ma grande jeune ». Ça nous a toujours fait rire. Enfin, jusqu’à ce qu’elle oublie que j’étais son p’tit vieux. Jusqu’à ce qu’elle oublie qu’elle me connaissait. Depuis tout petit.

Il y a quelques semaines, elle a été malade. Les poumons pleins de flotte et d’autres trucs visqueux. Des tuyaux qu’elle voulait arracher. Le verre d’eau qu’elle ne pouvait plus boire. Et puis ses poumons ont guéri, et elle est restée là, comme vidée.

Visite après visite, à son chevet, on cherche son regard. Elle s’endort, les yeux mi-clos. S’éveille, terrorisée. Il y a bien longtemps qu’on a dû renoncer à chercher des mots sous les gémissements. Elle attrape nos mains, chercher à griffer, à mordre, elle a toujours de la poigne. Puis elle retombe endormie, épuisée, et je laisse ma main sur la sienne, de plus en plus fripée. Trop de peau, tout le reste a fondu. Tant de semaines qu’elle n’avale plus rien. Yeux ouverts, peur. Yeux fermés, épuisement. À longueur d’heures.

L’hôpital pue la mort. On dépose un baiser sur son front et puis on s’esquive, las d’impuissance, vaincus, le cœur trop plein de sa souffrance noyée de morphine.

Médecin de nuit

25 janvier 2009

Elle s’est tailladé la peau. Abattu et choqué, c’est lui qui m’a appelé. Il n’avait pas la force de faire ce qu’il y avait à faire.

J’ai appelé le 15. Il fallait quelqu’un, vite. Au moins pour nous rassurer. Puis ç’a été le standard des médecins de garde. On a peur qu’elle réitère. Elle voulait bien le voir, alors ils ont envoyé le médecin de nuit.

Je l’ai accueilli en bas. C’était plus simple que d’expliquer par l’interphone le dédale d’escaliers et de couloirs. Il trimballait son énorme sacoche brune. Une vraie sacoche de toubib, parée sans doute à soulager mille maux. Il est entré et il a demandé comme ça, bon, qui est-ce qui a fait des bêtises ? Il ne s’encombrait pas de formes. On s’est éclipsés tandis qu’il commençait à examiner les plaies. L’entrée en matière ne nous avait qu’à moitié convaincus. Il savait sans doute gérer le mieux une gastro foudroyante ou un bébé qui tousse, mais le mal du dedans de la tête, de sa tête à elle ?

On a attendu en bas sur le trottoir.

On a continué d’attendre. On s’est dit que c’était bon signe, finalement. Que ça devait parler, là-haut.

Une demi-heure plus tard, il est sorti de l’immeuble. Il est plus de minuit. Debriefing sur le trottoir. Il n’a pas peur pour elle. Elle n’a pas retenu les mots, il a écouté, saisi. Les lunettes demi-lune sur le bout du nez, il nous brosse le portrait qu’il s’est fait d’elle, pointe les lézardes qu’on connaît si bien et les bouées auxquelles la raccrocher. Il nous sourit. Je crois qu’il trouve ça bien, qu’on ait été là auprès d’elle.

Et puis il nous parle de ses enfants à lui, ils sont grands, ils sont partis de la maison… Ils doivent avoir à peu près notre âge. Ou nous le leur. Il prend ces cinq minutes de plus, en marge, au creux de la nuit qui commence, pour prendre soin de nous, aussi, un peu. Il est sans doute loin d’être couché. Mais je sens qu’il est profondément dans son élément. Au cœur des heures sombres, il veillera.

Il s’éloigne. Se retourne. Allez, bonne nuit, les garçons.

Évaporée un jour d’hiver

18 janvier 2009

Il y avait la lumière, dehors, depuis ce matin. Pas tout le temps, mais par moment, et plongé dans mon bouquin, je me disais qu’il faudrait en profiter. J’ai fini par me décider à sortir prendre l’air. Il faisait encore clair. Presque prêt à sortir quand le message d’A. est apparu. Elle proposait un café. Ou quelques pas, quelque part. Les deux n’étaient pas incompatibles. On se retrouverait à la sortie du métro Couronnes dans vingt-cinq minutes, et puis on aviserait.

Je suis arrivé avec deux minutes d’avances, avec la satisfaction intérieure d’un timing impeccablement respecté. A. n’était pas là. La jeune fille blonde semblait elle aussi attendre quelqu’un qui n’arrivait pas. Qui n’en finissait pas de ne pas arriver. J’ai envoyé un message. Puis un autre. Le soleil déclinait insensiblement. J’ai fini par partir.

Seul, j’ai remonté les escaliers du parc de Belleville. Respiré à grandes goulées la ville déployée à mes pieds. Pris quelques photos du coucher de soleil délavé. Sans nouvelles. Seul, j’ai trouvé une table tranquille d’un bistrot de quartier. Ai sorti mon bouquin devant le double expresso brûlant. J’ai lu un long moment, le suspense m’interdisait de reposer le livre.

Je suis rentré. Toujours aucune trace d’A.

À Vélib’ au milieu du chaos

17 décembre 2008

Cocoa, 13:00, on avait dit. Le rendez-vous habituel. J’étais parti à moins vingt-cinq, presque pas en retard. La rue de Caumartin était bloquée, des flics et du rubalise. Bon, un « colis suspect » de plus, sans doute. Je vais faire le tour pour récupérer le métro de l’autre côté du pâté de maisons.

C’est au bas de la rue du Havre que j’ai su. Non, là ce n’était pas comme d’habitude. Tout le boulevard était coupé. La station de métro fermée, et les camions de presse à perte de vue. Il se passait vraiment quelque chose. Un coup de fil plus tard, j’avais prévenu de mon retard, et je me dirigeais vers le plan B, métro Opéra, ligne 3. Le Cocoa, c’est à République, ça irait très bien.

Sur le quai, l’affichage du SIEL indique le prochain train dans quatre minutes. Tiens, le train à quai à Havre-Caumartin (on le voit d’ici) ne semble pas repartir. Et le suivant qui se met à quai. Évacue ses voyageurs… et repart vers Quatre-Septembre. Quatre, huit, dix minutes passent. Un deuxième train, en face, entre en gare, rebrousse à vide, s’engouffre dans le tunnel. Les hauts-parleurs de la station, eux, annoncent la disparition de la carte orange.

Il va falloir se débrouiller. De retour à l’air libre, la place de l’Opéra grouille de flics. Il reste quelques Vélibs rue du Quatre-Septembre. En pédalant dans l’air glacial, j’attends à chaque seconde une explosion au loin.

2008, année 31 — Quatre du tendre

28 novembre 2008

Il y a eu celle d’hiver. La soirée dont on s’est éclipsés, la musique chaude, la danse, son corps contre moi et murmurée à l’oreille l’envie d’arracher là tous nos vêtements. Il y a eu une nuit, un matin. Je savais encore aimer, je perdais le Nord aussi bien qu’autrefois. Elle m’a croqué, une gourmandise dont on ne fait qu’une bouchée. Je savais encore souffrir.

Il y a eu celle de printemps. Arraché à la torpeur d’une conversation que j’avoue avoir oublié, j’ai été entraîné à l’autre table. Mlle Toi, tu m’enjoignais de m’asseoir là, il fallait que je la rencontrasse. De fait, on a su vite, l’entre-deux des regards le criait en silence, que l’été serait chaud. Bientôt on a été trop près pour être honnêtes, faisant semblant de rien. Incapables d’attendre fût-ce seulement deux semaines, on n’a pu retarder l’instant où nos deux corps seraient encore plus proches.

Il y a eu celle d’été. Du premier soir je garde le souvenir de retrouvailles improbables, de Wittgenstein et d’une demande en mariage. Des semaines suivantes, l’affrontement sanglant d’un amour déferlant contre mes vieux démons défendant pied à pied leurs murs usés de temps.

Il y a eu celle d’automne. Si différente des autres, si différentes de moi. Enlacés avec la naïve fraîcheur des amours d’enfance. Douceur fragile et éphémère.

J’ai retrouvé mon errance mais elles m’ont appris. À aimer. À me laisser surprendre. À donner, à être aimé. À espérer. Quatre éclats de vie, quatre charbons ardents de plus au creux de moi.

Et tes yeux qui, au loin, veillent toujours mes mots d’un regard tendre.

Trente et unième petit caillou.