2005, année 28 — Les âmes errantes

4 novembre 2007

C’est la nuit. Elles et moi dans l’ombre, la lumière seule des écrans qui nous bercent, et nos mains caressent des claviers de plastique au lieu de s’attarder sur la peau nue de nos semblables. Envoie des mots comme des bouteilles à la mer. Rejoue du Polnareff, avec juste Internet à la place du Minitel.

Quand l’écran s’allume je tape sur mon clavier
Tous les mots sans voix qu’on se dit avec les doigts
Et j’envoie dans la nuit
Un message pour celle qui
Me répondra OK pour un rendez-vous

Et parfois on se rejoignait le temps de quelques nuit.

Jusqu’à l’été. Alors µ m’a présenté Dorine. Nous avons couru comme des enfants ce soir-là au pied du campus de Jussieu, mus par l’urgence de serrer nos corps, radieux de rire de l’envie simple l’un de l’autre. Nous avons profité ensemble de la lumière qui s’appelait Septembre et qui caressait Paris, les bords du canal Saint-Martin, les terrasses de Belleville et quelques autres coins qui n’étaient qu’à nous.

Dorine est partie, ensuite, pour d’autres cieux. Elle m’a laissé un bout d’elle et elle a emporté un fragment de moi. On n’a rien promis, on n’a rien prévu, et je suis resté là, suspendu seul au milieu de l’histoire. Toujours lié malgré la liberté dite.

Vingt-huit de trente petits cailloux.

2004, année 27 — La mort ne rate pas le dernier métro

28 octobre 2007

J’ai improvisé. Une proposition indécente. Un prétexte pour passer un moment dans la petite chambre, sixième étage, pas loin. Rater le dernier métro exprès. Oublier opportunément qu’il y a des taxis et des bus de nuits que je connais bien. Saisir la proposition de rester dormir : c’était la fin de l’année d’avant.

J’ai aimé et j’ai été aimé. Sondé des abîmes que je ne soupçonnais pas. Construit un amour autrement que ce que j’aurais imaginé. Souffert, pleuré. Reçu des blessures dont les cicatrices me rappellent que je sais maintenant ce que je ne veux plus jamais. Appris.

Quand tout a été fini j’ai choisi que ce soir-là je transgresserais la règle de conduite que je m’étais fixée.

— Allô, S. ? Salut. Ce soir je suis très déprimé et je veux boire beaucoup trop.
— Pas de problème, passe quand tu veux.

(Merci d’avoir été là.)

J’ai vu la mort ricaner de pouvoir me faire le même coup en trop belle répétition, à deux ans d’intervalle. Au décours de la rupture, réclamer le grand-père. Il n’a pas eu le temps d’écrire ses mémoires. Je n’ai pas pris le temps de le questionner. C’est trop tard.

Cette fois, je sais qu’il ne faut pas omettre de préparer la cérémonie. Je ne veux pas revivre le silence glacé de la dernière fois, et j’insiste pour qu’on prévoit que quelque chose soit dit. Je sais qu’il faut que je m’y colle. Personne d’autre ne veut, ou ne peut. Et puis j’y suis tenu, quelque part. J’ai accepté silencieusement cette charge, la dernière fois, à la sortie de ce crématorium où il entre aujourd’hui couché entre les planches. Dans la chambre mortuaire il a l’air décharné, frêle, petit comme il n’a jamais paru au temps de mon enfance. Les morts dans leur bière me font toujours cet effet-là. Certains leurs donnent un dernier baiser, une caresse. La simple idée de leur contact m’horrifie.

La veille au soir, au creux de la nuit, juste avant de dormir, j’ai ouvert mon carnet. Celui où je collecte de temps en temps des trop-pleins d’âme ou des morceaux de rêve. Couvert deux ou trois pages que je vais lire devant eux. À peu de choses près, parce que dans l’instant les mots rétifs s’ébrouent et les tournures s’égayent.

Le livre s’est fermé. Il est parti.

Ma gorge se serre. Mes yeux pleurent, je sais, qu’importe, je ne tente pas de contenir cela. J’ai des mots à prononcer alors j’avance à travers larmes et tant pis si un sanglot déforme ma voix qui se voudrait assurée et vivante.

Le livre reste ouvert. Inscrivons-y son souvenir et traçons-y notre futur.

C’est bientôt l’automne.

Vingt-sept de trente petits cailloux.

2003, année 26 — Camping banlieusard

21 octobre 2007

Je devais commencer à bosser dans les premiers jours de janvier, et finir de préparer ma soutenance de thèse en même temps. Ensuite j’aurais dû quitter l’appartement. Mais les choses se sont inopinément précipitées. C’étaient les vacances de Noël et mon Papa a déplié le vieux convertible dans mon ancienne chambre. Il a fallu retourner vivre là quelque temps.

Entre deux transparents de soutenance et un courrier aux membres pressentis du jury, j’appelais les agences immobilières. Visitais des dizaines d’appartements. Mon travail me laissait heureusement une latitude certaine pour l’organisation de mes journées. Le soir je rentrais tard, lessivé, bien souvent après une activité ou une sortie vespérale. Mon père était déjà couché. Le matin, je ne le voyais pas non plus. Je dormais encore à poings fermés quand il partait au boulot. Je n’étais pas vraiment là et je ne cherchais pas à améliorer vraiment le confort de la chambre où je revenais camper. Revenir en banlieue après cinq ans à Paris, de nouveau devoir attendre longuement le bus ou marcher un quart d’heure le matin avant la première station des confins du métro m’était insupportable. Revenir enfant chez mon père, une régression, le signe tangible d’une relation échouée. Je ne voulais pas rester, j’ai fait en sorte que cette installation ait bien le goût et toutes les couleurs du provisoire.

Le quatorze février, tout est allé très vite. Ce n’était pas prévu. Un peu par hasard j’ai rappelé l’agence qui m’avait fait visiter cet endroit qui me plaisait bien, une ou deux semaines avant. Le vendeur n’était pas très décidé, un peu difficile. L’affaire était probablement morte, je n’appelais que pour m’en assurer. C’est là que la dame m’a dit, « Attendez, je viens d’avoir un nouvel appartement, venez donc le voir ce midi. »

À vingt heures, je signais le compromis de vente. À presque cinq ans de distance, je ne regrette toujours pas.

J’ai emménagé chez moi le premier mai, entouré d’amis venus m’aider à porter les cartons. J’aime l’atmosphère des déménagements, l’effort d’abord, ensemble, et puis la bière et le saucisson partagés au milieu des cartons, suants et heureux.

Ça fait sept mois que je suis seul.

Vingt-six de trente petits cailloux.

Comme un écho

18 octobre 2007

Trois petits mois et puis s’en va.

Trop de peurs que tu ne savais pas dire. Trop de peurs qu’il aurait fallu que je devine. Trop de questions qu’il aurait fallu que je pose quand tout semblait aller bien. Les mêmes qui restaient sans réponse quand tout semblait aller mal. Trop de mots par trois pas dits tracés en silence dans le noir.

Et toujours le goût amer et familier d’avoir échoué encore une fois à défier le temps.

2002, année 25 — Terminaisons nerveuses

14 octobre 2007

Lisbonne est écrasée de chaleur. Le musée Calouste-Gulbenkian est outrageusement climatisé et je meurs de froid. Je suis mal et la tension est palpable. Nous sommes en vacances mais tout est compliqué, je suis à fleur de peau, µ aussi. Les mots éclosent, orage du soir silencieux sur une feuille blanche. Bientôt nous allons nous séparer.

Octobre, c’est fait.

Quelques jours plus tard, le téléphone sonne. Ou peut-être qu’on m’a laissé un message. En vérité, je ne sais plus. Ce doit être l’un de mes oncles qui me l’a annoncé. Mon pépé est mort. Le père de maman. Rendez-vous au crématorium du Mont Valérien. Pas de cérémonie religieuse, bien sûr. La famille prend place sur les bancs de bois blond de la salle moderne, sobre et claire. Les vieux amis de l’usine aussi. Quelques autres plus anciens encore, mais je ne les connais pas. µ est près de moi. Et sous nos yeux, le cercueil fermé.

L’agent des pompes funèbres explique brièvement le déroulement de la cérémonie. Et puis il se retire. Referme la porte. Nous voilà tous assis, une cinquantaine peut-être, face au pupitre vide qui fait face au public, et face à la petite boîte de bois et à mon pépé dedans. On passe de la musique. Puis la musique est finie.

Alors, c’est le silence.

Et encore le silence.

Un silence d’une tonne de plomb froid qui emplit, assourdissant, la salle. Le bruit des larmes. Je serre très fort la main de µ. Le silence. Insupportable. Elle m’encourage. Enfin je me lève. J’ai décidé de le déchirer. Je m’avance. Je m’installe face à eux tous, silencieux. Pour dire des mots d’enfant, d’au-revoir au vieux à la barbe blanche, avec sa gueule de père Noël, qu’ils ont aimé, haï, souvent les deux, lui là, le staliniste soupe-au-lait de la dernière heure, le grand-père tendre et drôle, avec son jardin, ses poules et ses lapins, ses coups de gueule injustes, ses idées arrêtées. Des mots improvisés, pas un grand discours. Juste de quoi conjurer le silence.

Je retourne m’asseoir, vidé. Apaisé d’avoir transpercé le silence odieux glacé de cette assemblée muette.

À la sortie, mon grand-père paternel s’approche, me remercie de l’avoir fait. Entre les mots je crois comprendre. Il sait maintenant qu’il y aura au moins une personne pour parler à ses obsèques à lui.

Vingt-cinq de trente petits cailloux.

2001, année 24 — Un avion. Non, deux.

7 octobre 2007

J’ai oublié le matin. Un mardi ordinaire à l’orée d’une troisième année de thèse. J’ai dû bosser sur la présentation qu’on ferait à Rome dans quelques jours. Je suis connecté sur IRC. J’y jette un œil distrait.

Un avion vient de percuter le World Trade Center !

On n’y croit pas, pas vraiment. C’est une blague ? Les sites de news en parlent déjà. C’est trop gros, trop énorme. Chercher quelques infos, ça prend quelques minutes. Assez de temps en tous cas pour que les informations semblent contradictoires : Non, pas un, deux !

C’est le début de l’après-midi. Mais à partir de là je crois que ma journée de travail est suspendue. J’appelle µ qui a un cousin sur place. Laisse un message sur son répondeur. Ce n’est encore qu’un spectaculaire accident. Waouh, t’as vu ça ?

Je travaille aussi avec une entreprise de Manhattan. Me demande si tout le monde va bien. Je me connecte là-bas. Les machines ont l’air de répondre normalement. Le boss est connecté aussi. Je le prends en conversation privée.

– Hi Robert, just wanted to know if everything is OK on your side?…
– Hmmm, yes, sure, I’m on a business trip in Amsterdam, what’s up?

Il ne sait pas encore ce qui vient d’arriver à quelques centaines de mètres de sa maison et de son bureau…

– Two planes just crashed into the Twin Towers…
– Oh my god, is this for real???
– I’m afraid it is…

Ce jour-là j’étais Cassandre.

Tout le département a passé l’après-midi devant l’image neigeuse de TF1, projetée sur un mur entier dans la salle de réunion. Saisis et incrédules comme un milliard d’autres humains qui ne comprenaient pas encore ce qui venait de se passer. Médusés lorsqu’une tour puis l’autre a vacillé. Stupéfaits de voir en quelques secondes un invariant de l’univers – les deux silhouettes élancées sur la skyline – se déchirer sous nos yeux.

Cette semaine là j’ai peu dormi. Onze heure après que les tours se sont effondrées, les centraux de télécommunications du Sud de Manhattan sont arrivés à court de gasoil. Les groupes électrogènes se sont éteints. La liaison Internet du bureau de New-York s’est tue. Seules quelques lignes téléphoniques fonctionnaient encore, et j’ai passé mes nuits à acheminer à travers le chaos au moins le courrier urgent, avec ce qu’il restait de moyens du bord. C’était le feu et la cendre, la poussière, la désolation. Mais le mail passait.

Ingénieur, c’est mon métier. Je l’aime et, parfois, j’en suis intensément fier.

Vingt-quatre de trente petits cailloux.

2000, année 23 — Carnet de doute

30 septembre 2007

J’ai commencé l’année à genoux.

La fête battait son plein, la maison était pleine d’amis. On riait, on mangeait, et on faisait du bruit – c’était bien. Je m’amusais, mais j’avais un petit pincement au cœur. Il serait bientôt minuit. On serait en l’an deux mille. Et j’avais un certain nombre de systèmes informatiques sous ma responsabilité.

L’ordinateur faisait partie de la fête. Je l’avais posé là, par terre, au bord de la pièce pour ne pas gêner. Son horloge était soigneusement synchronisée, à quelques centièmes de seconde près elle était bien calée sur deux ou trois horloges atomiques. Je surveillais attentivement le décompte. Quand il y a des bouteilles de champagne dégoupillées, on ne rigole pas avec l’exactitude.

Trois… Deux… Un… Zéro ! Minuit ! Pop, pop, les bouchons sautent. Ça y est, on est en l’an deux mille. À genoux sur le plancher, je pianote fiévreusement. Me connecte à une machine, puis à une autre, puis encore une autre. Tout semble normal et calme. Il ne se passe rien. Elles ont passé l’an 2000 sans « bug ».

C’était évident, bien sûr. Mais jusqu’au dernier moment je me suis demandé. Et si… ?

* * *

En août, µ et moi partons pour deux semaine en Écosse. Elle n’a pas peur de me passer la moitié du temps le volant de notre minuscule voiture de location, bien que je n’aie mon permis que depuis moins d’un an. Nous sommes aussi peu assurés l’un que l’autre sur ces minuscules routes où les gens roulent à l’envers.

Ce soir-là sur les remparts d’Edinburgh j’ai la gorge serrée. Cela fait déjà une semaine que nous sommes partis. Cela fait déjà un an que je suis en thèse. Je ne sais pas où je vais, j’ai beaucoup à faire et je m’enlise dans une bibliopgraphie dont je ne sais toujours pas quoi faire. Ma vieille angoisse est à son paroxysme, celle d’être arrivé là non par réel mérite mais en ayant seulement fait semblant de savoir et de savoir-faire, juste ce qu’il faut pour tromper ceux qui devaient m’évaluer. Ce soir sur les remparts, je pense au retour, aux travaux qui m’attendent en rentrant. J’ai peur de ne pas y arriver, de n’être pas à la hauteur. Ce soir j’ai besoin qu’elle me prenne dans ses bras pour ne pas pleurer.

Vingt-trois de trente petits cailloux.