Archive pour la catégorie Général

Le cuistre

lundi 25 avril 2005

Avenue de l’Opéra, samedi soir de printemps. Un petit creux après le ciné, on est allés voir Garden State. Nous sommes installés en terrasse à l’Indiana. On pouffe comme des collégiens entre deux bisous et une gorgée de frozen margarita.

À la table voisine, il est là, ou plutôt il trône. La trentaine hautaine, le vilain brushing, créneau à la Tanguy, la gueule d’enfant sage, il pourrait vouloir dominer l’avenue d’un regard circulaire. Mirador de terrasse, il scrute le va-et-vient dans la lumière du soir, pas encore la pleine Lune, les genoux absurdement écartés dans une posture qui semble signifier : « admirez-moi ce matos ». Il vide, solitaire, des litres de bière blonde.

Passe alors une serveuse, frêle blonde pressée, et dans le feu de l’action, gling gling, sa monnaie lui échappe, se sème sur la terrasse. Roulement de tambour, le type va parler. Mieux, nous offrir un trait d’esprit. « Hé, ça ne pousse pas, ces choses-là. » Ran, plan, plan, fermez le ban.

Hin hin[1]. C’est tellement bon d’enfoncer le petit peuple. Elle, elle est déjà ennuyée de devoir ramasser au milieu des clients les quelques centimes d’euros qui se sont fait la malle. Il pourrait l’aider, serviable, ce serait élégant. À défaut, il pourrait juste avoir la délicatesse de ne pas ajouter l’insulte à la blessure.

Non, il ne fait que cracher le venin de sa bêtise. Si ça se trouve, être méchant, c’est un mode d’être chez lui. C’est peut-être le seul moyen qu’il a de parler aux gens.

Si ça se trouve, il s’appelle Hilarion.

Notes

[1] Rire jaune.

Contre l’attribution du nom de « Jean-Paul II » à un site parisien

mardi 19 avril 2005

Lettre ouverte à Monsieur Bertrand Delanoë, maire de Paris.

Monsieur le Maire,

J’apprends par les nouvelles[1] que, sur votre proposition, le Conseil de Paris a adopté le « principe d’un hommage à Jean-Paul II[2] par l’attribution de son nom à un site de la capitale française ».

Permettez-moi de vous faire part de mes plus vives réserves quant à cette attribution. Je ne conteste pas l’influence de la personnalité de Jean-Paul II dans le monde contemporain. À ce titre, et en tant que Jean-Paul II était le chef d’état en exercice d’une nation proche de la France, je comprends les hommages qui lui ont été rendus par la Nation, même si mes opinions personnelles sont autres que celles qu’il prêchait.

En revanche, il me paraît qu’inscrire cette personnalité de manière permanente dans la substance même de notre ville, en donnant son nom à un site parisien, n’est pas judicieux. Cette opération ne répond pas aux exigences d’une tradition républicaine constante. Elle n’intervient pas non plus en témoignage d’un lien particulier entre la Ville, ses valeurs d’ouverture et de tolérance, et la personne du pape défunt. Elle va, en revanche, à l’encontre de la sensibilité d’un grand nombre de parisiens, catholiques ou non, qui ont une opinion critique de l’action et la pensée de Jean-Paul II. Ce serait méconnaître et heurter profondément cette sensibilité que d’inscrire, non pas au titre d’un hommage ponctuel témoignant d’un événement grave, mais par une commémoration dans la substance des murs de la Cité, le nom de Jean-Paul II.

Aussi, j’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir reconsidérer l’opération en question,

Et vous prie d’agréer, Monsieur le Maire, l’expression de ma respectueuse considération.

Modification le 2 mai 2005 : corrigé le lien vers le document « Amendements et vœux présentés au conseil de Paris en formation de conseil municipal, avril 2005 »

Notes

[1] via Cossaw

[2] page 143

Photons corrélés

samedi 16 avril 2005

Il y a quelques jours je voulais dîner aux chandelles, et j’ai sorti du tiroir une de ces petites bougies du Monoprix, comme des bougies chauffe-plat, mais dans un petit godet en verre, avec de la gelée à la place de la cire et de petites étoiles dedans. Une boîte de six, il en restait quatre, alors j’en ai pris une, parce que je les trouvais jolies.

En la sortant, je me suis dit que ce n’était qu’une bougie. Qu’elle n’était jamais sortie de sa boîte, n’avait jamais voyagé, n’avait jamais éclairé un visage… Juste un objet qui venait du magasin et qui arrivait sur la table basse en face du canapé un soir de printemps, après tant de mois de sommeil banal dans un tiroir oublié.

Dans la pénombre du salon, j’ai frotté l’allumette, enflammé la mèche, et une faible lumière venue de par le temps a vacillé sur le plateau de verre. Là, par surprise, j’ai revu un instant perdu de ce halo jaune et fragile. Mes mains avaient creusé le sable de ce désert pour la protéger du vent. Assis sur le sol froid, au milieu de nulle part, je réchauffais ma solitude à la petite lueur, mon fil d’Ariane pour ce soir-là.

Je t’avais confié sa jumelle, elle brûlait aussi près de toi. Témoins l’une de l’autre, deux chaleurs solitaires seules et si loin tremblaient. Je lisais Kundera sous le ciel noir d’étoiles, je noircissais feuillet après feuillet, caressé par la lumière fragile. Malgré le vent, elle m’avait accompagné jusqu’à ce que le sommeil réclame mon corps épuisé.

Et comme dans ce lointain hiver, alors qu’elle avait brillé au milieu du désert, la faible lumière a lézardé la carapace de mon âme. Une larme a perlé dans la fêlure, et encore une fois dessiné sur ma joue une trainée brillante.

Les bulles de temps font parfois cela quand elles remontent à la surface.

Seul pleureur

lundi 11 avril 2005

J’ai oublié ce jour où j’ai pris le métro. Comme souvent, le trafic reprenait normalement sur la ligne 6. La rame a quitté Corvisart, ce devait être la fin d’une journée de printemps. Absorbé par mon trajet, je n’ai pas prêté attention à un je-ne-sais quoi d’inhabituel sur le viaduc qui surplombe le boulevard Blanqui.

Le lendemain, je suis monté à Glacière. J’arrivais sur le quai, direction Étoile, et la lumière du soleil coulait sur le ballast. Entre les rails, à l’entrée de la station pour les trains venant de l’Ouest, une étendue de poudre blanche était jonchée de bouquets de fleurs. J’ai levé les yeux.

Un homme était assis sur le quai opposé. Il n’est pas monté dans le train qui s’est arrêté devant lui. Le train est reparti. L’homme pleurait.

L’apprenti sorcier

jeudi 31 mars 2005

Les démons se sont tus. Les corps nus se sont mus l’un vers l’autre et connus. Explorés, découvrants et vibrants, parcourus l’un par autre, ils ont joué, résoné dans la nuit. Effleurés de la main, d’un souffle, d’un regard, ils se sont accordés dans le murmure d’un cri.

Quand ils l’ont entendu, petit matin blafard qui bruissait au-dehors, ils se sont endormis.

Tête en l’air

mercredi 23 mars 2005

En ce moment, j’égare tout. L’autre soir, en revenant de chez Gluon, j’ai oublié mes gants dans le taxi. Là, ils sont perdus de chez perdus. Lundi encore, la totale. Oublié le GSM à la maison, la carte Intégrale au bureau. Ça m’a coûté deux tickets de métro, que ça me serve de leçon.

Et puis on m’a demandé l’autre soir : Mais au fait… Qu’est-ce que tu as fait de ta timidité ?

Là, un blanc. C’est vrai qu’à ce moment-là j’avais la tête ailleurs, les yeux dans les siens et l’esprit occupé à courir après mes lèvres qui s’approchaient des siennes.

– Ah, ça, c’est une excellente question. Je perds tout, en ce moment, je suis si étourdi…

En vérité, je ne sais pas ce que j’ai bien pu en faire. On m’avait pourtant fait valoir, étant petit, l’importance vitale de bien ranger ses affaires pour éviter ce genre de mésaventure. Il fallait néanmoins se rendre à l’évidence. L’objet de la question demeurait introuvable. Il me semblait me souvenir, pourtant, l’avoir eue sur moi quelques heures seulement auparavant. Je me rappelais distinctement cette confortable petite coquille capitonnée à l’intérieur de laquelle sentiments, désirs et pensées s’ébattaient gaiement sans que rien ne transparaisse à l’extérieur. Cette image était si vivace que l’idée même de l’avoir perdue en chemin, sans m’en rendre compte, me laissait incrédule, pour ne pas dire dubitatif.

Et puis j’ai encore l’impression de retenir mes gestes, de choisir mes mots. De toujours conjuguer le sous-entendu avec le démenti plausible, de nourrir le paratexte de tout ce que la bienséance interdit au discours, de jouer du regard avec bien moins d’hésitation que des mots. Le pouvoir de la parole est tel qu’il me reste une vieille crainte de (me) blesser avec, fût-ce seulement par maladresse.

Peut-être est-ce pour ça – parce que je ne saute pas sur toutes celles et tous ceux qui me plaisent – que j’avais l’impression d’avoir gardé encore un peu de timidité. Mais finalement, je crois qu’elle s’est envolée pour de bon.

Les fantômes d’Auschwitz

jeudi 17 mars 2005

Ils ont été emmenés dans des wagons plombés. Ils ont été tatoués, leur chair réduite à un signe. Par le froid, la faim, la peur, on a voulu faire mourir leur âme, éteindre cette flamme au fond de leurs yeux. Mais humains ils étaient, humains ils sont restés. Hommes malgré les hommes, ils ont donné ce rien, c’est tout ce qu’ils avaient, pour ne pas voir mourir un frère, une sœur, un ami.

Quelques-uns sont revenus. Devoir de mémoire, envie d’oubli… L’un ou l’autre, pourvu que leur parole perpétuée, par un mot de souvenir ou par un mot d’amour, soit toujours le témoignage que c’est la vie qui gagne.