Archive pour la catégorie Général

Vice et version

mercredi 9 août 2006

C’était au début des années 2000. Ce soir-là, µ m’avait invité au théâtre. Nous nous étions installés dans la petite salle du Studio des Champs-Élysées, dans les tout premiers rangs. Sur la scène, un décor intimiste, deux pans entiers de mur couverts de rayonnages saturés de bouquins et de chemises obèses d’écrits entassés là, année après année. Nous étions chez Ruth Steiner, la vieille auteure juive new-yorkaise de Comme un écho. C’était l’adaptation française d’une pièce américaine, Collected Stories, de Donald Margulies.

Au fond de mon fauteuil, j’étais tout entier dans l’univers de l’écrivaine et de sa jeune protégée ; elle-même faisait revivre les souvenirs de celle qui lui tenait lieu de mentor, et dont elle relatait les souvenirs jamais publiés. Et puis elle raconta avec extase et délice « l’odeur *intoxicante » d’ail qui montait du restaurant d’en-dessous de ses fenêtres, et le mot a gratté dur sur mon tympan.

De toute évidence, la traductrice qui avait adapté le texte américain s’était pris les pieds dans un faux-ami bien connu : il y avait un vice dans la version. J’ai fait part de mon émoi à ma voisine. Quelque temps plus tard, ayant mis la main sur un exemplaire de la version originale, j’ai pu m’assurer que j’avais intuité juste : l’auteur avait effectivement écrit intoxicating, qu’on aurait dû traduire par « odeur enivrante ».

C’est à cette époque-là que j’ai définitivement renoncé à lire les auteurs anglophones autrement que dans le texte.

Une histoire vraie pour Coïtus Impromptus II, « Vice et version »

Moments adultères

lundi 31 juillet 2006

Ce sont des instants troubles, déliés du flux de temps. Des instants à l’écart, pour un moment seulement, où l’on s’éloigne un peu, à l’abri des regards. Ces instants anonymes où l’on glisse furtivement hors des chaînes de nos vies.

Dans les interstices du temps, j’ai croisé son regard. Elle l’a détourné. À moitié, tourmentée, partagée entre timidité et désir de s’offrir au désir de mes yeux. La fragrance du péché est un parfum subtil auquel je ne peux résister – j’ai goûté à ses lèvres comme un fruit défendu, et j’ai aimé cela et mes doigts sur sa peau.

Lorsque plus tard elle s’abandonnait en murmurant mon nom au creux d’un gémissement, sous les caresses conjointes de la lumière d’été, d’un souffle de vent frais et de mes mains sur elle, nous étions hors la vie, hors le flot. Une minute éphémère, le temps était en pause, et l’amour adultère pur et immaculé. Il a ceci d’unique que, mû par le seul désir, il n’est jamais sous l’ombre d’un dessein plus grand, jamais pris sous le poids des promesses passées et des projets futurs. Il ne connaît pas de lendemain. Seulement l’instant présent et la fragrance obsédante et douce du péché.

Marilyn, la dernière séance

samedi 22 juillet 2006

La première image, c’est la star endormie. Non, pas la star. La pose n’est pas apprêtée, pas avantageuse. Même pas grâcieuse. Elle pourrait vraiment dormir, épuisée de travail, d’alcool et de souffrance. De cadre en cadre, Marilyn s’éveille, s’amuse, joue avec l’œil de l’objectif, et à travers lui, avec moi. En star, costumée, poseuse. Ou en femme, le corps sans fard sous les voiles vaporeux, de courbes lisses et pures, irréel dans sa perfection.

Marilyn endormie en bleuNous parcourons la salle de cliché en cliché, jusqu’à être à nouveau devant le premier cadre. Marilyn dort toujours. Près de son visage, sa main est étendue. Son corps et son visage, maquillés ou pas, semblent perpétuer le souvenir de sa beauté. Ses mains, elles, disent tout haut ce qu’eux taisent, dissimulent. Elles ne savent pas mentir. Immobiles, elles témoignent en silence.

Les mains portent l’histoire de la marche du temps.

« Marilyn, la dernière séance » – Exposition au musée Maillol[1] jusqu’au 30 octobre 2006.


  1. 61, rue de Grenelle – Paris VIIe – métro Rue du Bac.

Discriminant

vendredi 21 juillet 2006

En arrivant sur le quai du RER B, direction du Sud, je l’avais repérée. Jeune, un peu paumée peut-être, un peu rebelle sûrement. À son oreille, un bijou de corne dessinait un point d’interrogation. Je me demandais quelle question muette il pouvait bien lui murmurer.

Elle m’a abordé, son sourire brillant n’a fait de moi qu’une bouchée, pendant que je me noyais dans ses yeux. Elle m’a demandé quelques pièces parce qu’elle avait faim. J’ai levé les yeux au ciel, et raclé le fond de ma poche.

Non, habituellement, je ne donne pas de fric aux gens qui font la manche. Pour ne pas entériner le fonctionnement d’une société qui génère de la pauvreté, qui fait que des gens ont faim et que la redistribution ne va pas jusqu’à eux. Parce que je ne peux pas donner à chaque fois que je suis sollicité. Ou peut-être parce que je ne veux pas. Et parce que je ne veux pas non plus choisir, et alors être comptable de l’arbitraire de mon choix. Tranquille sérénité, à l’ombre du feuillage des grands principes centenaires.

Et puis je les ai croisés, elle, sa gueule d’ange, ses yeux qui me souriaient, son air adolescent, et je ne pouvais pas lui dire non, désolé, là j’ai pas de monnaie. Pourquoi elle, pourquoi pas d’autres, ailleurs, un autre jour ? C’est injuste, je sais. Il vaut mieux être jeune, beau et bien portant que vieux, laid et malade.

Vague à lame

lundi 17 juillet 2006

Il est des soirs comme celui-ci où le sens s’étiole. L’énergie du corps fuit, submergée dans l’effort, et l’âme qui ne sait comment trancher pour que ça fasse moins mal abandonne le combat. Lasse du combat intérieur, de la lutte ordinaire qu’elle se regarde jouer jusqu’à ce que le combat cesse faute de combattants. Lasse l’autre qu’on voudrait autre, ailleurs et autrement dans l’espoir vain que ce soit mieux là-bas.

Ensemble alors le corps et l’âme s’abandonnent au sommeil. Emportés par le ressac. Faire la planche quelques heures en attendant le jour pour nager au rivage et reprendre les armes.

Un pavé dans la mare

samedi 15 juillet 2006

J’avais répondu présent à l’invitation à dîner pour l’anniversaire d’El. Pas à cause de l’endroit, un restaurant de banlieue perdu au milieu de la forêt de Meudon, où l’on ne peut se rendre qu’en allant d’abord au bout du métro, puis en entamant un interminable périple par route, le bus d’abord, bondé et englué dans les embouteillages de fin de journée, puis la voiture particulière, car personne n’a jamais songé à faire venir les transports publics jusque là-bas. Pas pour El non plus, mais surtout pour les amis communs qui devaient être là.

El en fait nous avait fait faux-bond. On attendait F., dont la présence annoncée m’avait décidé à venir, tant cela fait de mois que je ne l’ai plus vu. Mais c’est El qu’on eut au téléphone. Comme souvent l’appareil circulait de mains en mains ; je l’évitai une première fois – j’aurais parlé pour ne rien dire et ça ne servait pas à grand’chose. Mais on insista et le combiné me revint.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je me plaçai en écoute flottante. À travers l’Europe, un fleuve de mots coulait sur un bon millier de kilomètres et inondait mon oreille. Je surnageai tant bien que mal, ponctuant d’un Mmmhhmmm les points qui me paraissaient articuler le discours. Ainsi s’écoulait la litanie de ses inimitiés familiales, ainsi se rejouait les minutes de l’audience où le linge sale familial avait été lavé en public.

Tu vois, moi, je n’ai plus de mère, là.

Alors l’écoute flottante a coulé à pic. Le téléphone me brûlait les mains, me déchirait le tympan, me brûlait jusqu’à l’âme. Sans haine, mais sans patience aucune, j’ai refilé le bébé à mon voisin d’en face. Ce n’est pas à moi qu’il faut sortir des choses pareilles.

Qu’est-ce que vous footez ?

dimanche 9 juillet 2006

Ce soir j’avais besoin d’air et de lumière, de sortir pour ne plus être enfermé, oppressé dans ces quatre murs. Aussi, je n’ai pas hésité bien longtemps avant d’accepter la proposition d’Aurele d’aller faire un tour à rollers pendant le match. À la fois profiter de l’air du temps, et pouvoir fuir aussi les hordes de supporters déchaînés d’un coup de roues ou deux.

Pour le premier but, on était à Bastille. La foule débordait du bar. Un énorme pétard a volé, pour s’écraser à une dizaine de mètres du lanceur. Par chance extraordinaire, personne ne passait là à cet instant précis. Et puis ç’a été la clameur de la meute. But ? Non, pas encore… Coup de pied de réparation… Et Zidane a tiré… Et Zidane a marqué, et ce fut le chaos.

Juste devant moi, avec un air de satisfaction joviale, un jeune homme grimé en bleu, blanc, rouge balance gaiement de toutes ses forces une bouteille de bière sur le bitume. Elle explose en mille morceaux de verre vert, tandis qu’accroché dans le pavé je peine pour m’éloigner aussi vite que possible de la foule délirante. Nous filons vers le Nord, et ce n’est qu’arrivés aux limites de Paris, au pied des grands bâtiments de brique morts des Moulins de Pantin, que nous aurons échappé aux hurlements et aux exactions des sauvages aficionados.

Redescendus vers la gare de l’Est, nous croisons un groupe de jeunes qui haranguent les riverains.

Venez donc par ici… Regardez nos bouteilles, vous avez vu ? Tout-à-l’heure elles seront vides, ça fera de beaux cocktails Molotov…

Il est maintenant vingt-deux heures sept. Dans la rue, les cris continuent au rythme de l’action, couverts seulement par la plainte d’une sirène de pompiers. Les prolongations sont loin d’être terminées. La soirée n’est pas finie. Au moins, je suis rentré…

Vingt-trois heures treize Je lis ici et là que Zidane est sorti avant la fin… Carton rouge, pour violence volontaire sur un adversaire. La boucle est bouclée. La rue était bien à l’unisson du match.