L’ingénieur et la versaillaise
jeudi 2 juin 2005Saute d’humeur et coup de gueule sont à venir. Passez votre chemin si vous êtes une âme sensible. Et si vous vous décidez quand même à entrer, prévoyez les tampons auriculaires, ça va hurler ! Le scrutin de ce dimanche m’a collé en mode grognon, le guichet « bisounours » est en grêve ces jours-ci. On en a eu la preuve pas plus tard qu’avant-hier.
Mardi soir, c’est le soir où les étudiants de l’École font venir leurs copines versaillaises pour danser le rock dans une salle surchauffée du foyer des élèves. C’est aussi le soir où j’y descends boire une petite bière après la répétition de la chorale Jazz. C’est un moment sacré, un moment de détente après deux heures de travail agréable mais intensif, où je savoure le breuvage frais en devisant avec les quelques amis qui ne manquent jamais de se trouver là.
Or donc ce mardi, j’étais tranquille, j’étais peinard, accoudé au comptoir, un type s’est approché du bar, un type de ma connaissance, qui a fait aussi ses études ici un peu après moi, et qui aime danser le rock et séduire les versaillaises. Justement, l’une d’elles le suit de près, en quête d’un breuvage rafraîchissant. Et ils engagent la conversation au sujet d’un bout de papier chiffonné (non, pas chiffonné d’ailleurs, juste plié proprement en deux, elle a une certaine clââââââsse quand même, elle ne saurait se permettre d’arriver en jean avec une boulette froissée et informe dans la poche arrière) qu’elle trimballait sur elle.
Mon œil sursaute au moment ou le mot avortement me traverse l’oreille, j’émerge de ma bienheureuse léthargie et me saisis du tract. Oh pétard. On vient jusque dans ce sympathique lieu de perdition et de débauche colporter sans vergogne le message délétère de la propagande « pro-life ».
L’occasion fait le larron, je suis d’humeur à me venger bassement, elle ne récupérera pas son torchon. Pour l’heure elle jappe :
– Ben oui, t’as quoi à dire ?
– Heu, j’ai à dire que chaque femme est libre de disposer de son corps !
Le type, mortifié, lui présente ses excuses quant à l’attitude outrageante dont je suis en train de faire preuve. Trop tard, je lui ai cassé sa baraque, c’est mal, je sais, c’est mesquin, je n’ai rien contre lui mais il est des mots qui font trop injure au papier sur lequel on les écrit pour les laisser circuler sans réagir.
Désireux d’assurer au papelard objet de ma vindicte une fin tragique autant que spectaculaire, je hèle la barmaid, tête de bois féministe chère à mon cœur : Dis, tu veux un tract anti-IVG ? La feuille entre ses mains se transforme bientôt en un paquet de confettis, qu’elle entreprend courageusement d’avaler jusqu’au dernier pour en garantir la destruction définitive. La versaillaise décampe en fureur, poursuivie par celui qui n’a sans doute plus aucune chance de conclure avec elle et doit me maudire intérieurement. Il me croyait sympa et bien élevé ? Non, ces jours-ci il se trompe sur les deux points.
Je le recroise quelque temps après. Lui explique que je ne porte à son endroit aucune animosité, mais qu’il est des impératifs moraux que je m’en voudrais de laisser au placard en pareilles circonstances. Son acquiescement, sa reconnaissance même d’avoir été pour lui un garde-fou ce soir, mettent en paix ma conscience et me réconcilient, un peu, avec la jeunesse de ce pays.
Un billet pas si fictionnel, tracé dans l’urgence pour le Sablier du mercredi, avec un clin d’œil à Coïtus Impromptus, semaine 14.
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