The invention of brunching

L’autre samedi, on est montés dans le Shortbus, M. et moi. On a roulé comme ça vers la Côte. On voulait voir la mer.

On a vu le coucher de soleil sur la plaine du Vexin. Somptueux. On a vu l’autoroute, et à la nuit tombée la cathédrale de Rouen. Au pied, on a dîné, une brasserie décevante (l’adresse contre deux timbres) où nos voisins de table bitchaient à plein régime. On a repris la route, direction Étretat.

Las ! Là les hôtels — ravissants — autour du Casino affichaient tous Complet. L’impro a ses limites, il faudrait s’en souvenir, histoire la prochaine fois de ne pas nous trouver à une heure du matin sans nulle part où dormir. Pour tout plan de repli, la « grande ville » locale. Le Havre.

On est arrivés, donc, épuisés mais heureux de trouver toit et lit, dans un établissement sans charme ni cachet. On s’est installés dans ces murs peints de blanc, au sol de plastique moche, imprimé façon bois, sorte d’hybride entre une chambre de cité U et une HLM des années soixante-dix. Dans la petite salle d’eau au carrelage refait on voyait subsister, dessous le bac de douche, les tout petits carreaux à la mode de l’époque.

Ce n’est qu’à l’aube de midi qu’ayant quitté la chambre, on a vu où on était tombés.

Les cubes de béton lourds aux imposantes colonnes, derniers rescapés d’une architecture post-soviétique sur le retour, reposaient, silencieux, au bord des artères vides. Vingt-cinq degrés et pas mal de sable en plus, on se serait cru à Kinshasha, M. dixit. J’en reste à Berlin-Est au temps de sa splendeur. Peu importait, d’ailleurs, ce qui comptait, comme n’importe quel dimanche à cette heure-là, c’était de trouver un brunch. C’est là seulement que les ennuis ont commencé.

On a vu des restaurants fermés. Des cartes imposantes de plateaux de fruits de mer et des choucroutes garnies. On a nourri l’espoir d’une table accueillante, de café, de tartines, d’œufs brouillés, du Graal gastronomique que d’un dimanche normal on est en droit d’attendre. À l’enseigne du Bistrot parisien, on s’est enquis. Le loufiat désolé semblait dubitatif.

Un brunch… Ça, non, je ne pense pas que vous trouverez en ville. Surtout un jour comme aujourd’hui, hein. C’est dimanche, vous savez…

Et pendant un instant, on n’a plus vu grand’chose, étranglés qu’on était d’un fou-rire mal contenu, défense réflexe et instinctive d’Homo sapiens quand il tombe impromptu dans une faille spatio-temporelle. Aventuriers perdus aux confins reculés, téméraires explorateurs d’au-delà des lisières, on se retrouvait là dans un monde parallèle où l’idée même du brunch[1] n’avait pas encore cours. Trente ans de décalage horaire.

En désespoir de cause nos pas nous ont mené dans un salon de thé, en haut d’une rue en pente où un restau fermé affichait sans vergogne une coupure de presse « Ouvert le dimanche, 12h00 à 18h00. » (Nul havrais, à vrai dire, n’avait dû s’aviser de la supercherie — il aurait pour cela fallu qu’il sortît dans la rue aux heures concernées. Apparemment, ça ne se fait pas.) Là enfin on a trouvé. Un café, un jus d’orange, quelques tartines (la formule petit-déjeûner). Et la carte du midi, œuf cocotte, assiette de saumon fumé. De bric et de broc, le brunch était recomposé.

On a vu le patron, comme frappé de stupeur, se dire « Tiens, c’est pas con… » Quitte à ouvrir pour rien, ou pour deux touristes égarés, il pouvait bien faire sienne cette idée étrangère, curieuse, exotique. Adopter la coutume des gens venus d’ailleurs, et le mettre à sa carte, ce repas introuvable de juste après grasse mat’.

Le progrès est en marche. Peut-être bien qu’un jour, vous passerez au Havre, un dimanche matin, et trouverez une table prête à vous restaurer. Pensez un peu à nous, alors, et à ce matin-là où quelque chose a changé.

Nous, après, on a vu les galets, au bord de l’eau salée. Et puis on est rentrés.


  1. «… introduit en Grande-Bretagne à la fin du XIXe siècle. Il apparaît en France dans les années 1980… » Wikipedia, Brunch.

12 réponses à “The invention of brunching”

  1. A. a dit :

    🙂
    J’ai bien ri, merci.

  2. Teyssières a dit :

    Thomas, t’es vraiment un parigot.
    Non seulement en Province tout est fermé le dimanche ou presque (c’est très parisien de sortir le dimanche), mais le concept de brunch n’existe quasiment pas en dehors de paris (Lyon peut-être…).
    Déjà à Paris, on n’en trouve pas partout, c’est cher et les horaires de service sont réduits parfois !

    Quand j’habitais à Bordeaux, le dimanche c’était plage ou déjeuner en famille, voire parfois sortie au CAPC qui est ouvert le dimanche mais vide la plupart du temps (musée d’art moderne). Les seules fois où je suis allée « en ville » comme on dit là bas, c’était tellement déprimant que je me suis tirée rapidos.
    Bsx

  3. M. a dit :

    A quand notre prochaine mission civilisatrice ? Aujourd’hui, Thomas et M. exportent en Vendée le concept d’oeufs brouillés truffés. A suivre…

  4. C a dit :

    Qui sont ces gens stupides qui n’ont pas l’idée d’ouvrir le dimanche vers 11h30 pour proposer à des bobos de venir « bruncher », c’est-à-dire déguster des oeufs avec du bacon (british touch oblige), le tout agrémenté d’un peu de saumon (sauvage, forcément), avec du beurre au sel de Guérande (bio, ça va sans dire) et du jus de fruits exotiques (la goyave elle-même paraît has been désormais), laisser la poussette MacLaren à l’entrée, regarder Zoé et Enzo s’amuser pendant que leur mère raconte à Katherin ses cours de peinture de la veille et son après-midi passée à relire Bourdieu. Et qu’ensemble on pense déjà au déjeuner du lendemain, de retour à Paris, au Pain Quotidien (nécessairement), où on retrouvera enfin des prix dignes de notre condition.

    Et puis vers 14h, on repartirait avec la Mini Cooper qu’on avait laissée devant.

    Super.

  5. AP a dit :

    J’adore !
    J’ai aussi vécu le « Dîner ? Mais c’est trop tard, la cuisine est fermée à cette heure ! » (20h55)

    Ceci dit, je me rappelle mes premières semaines à Paris, la conscience aigüe d’avoir changé de planète. D’être tombée chez des barbares préhistoriques sans vélos ni tri sélectif (à l’époque), mais dont les fringues me donnaient l’air bouseux.

  6. gilda a dit :

    @C J’adore li’dée de « prix dignes de notre condition ».

    @Thomas : Plutôt que de laisser un commentaire trop long, j’ai pour une fois fait l’effort d’un billet, même genre de mésaventure de parisiens égarés. 😉 http://gilda.typepad.com/traces_et_trajets/2010/05/pr%C3%A9somptueux-parisiens.html

  7. Artefact a dit :

    Quelle idée, aussi, d’aller se promener à Varsovie au Havre ! J’espère vous réconcilier avec la province dès ce dimanche 🙂

    @Teyssières : je proteste ! A Rennes, nous avons une excellente adresse de brunch, le dimanche jusqu’à 18 heures, sur la place de la Mairie animée de badauds, d’expositions, de quinzaine de l’artisanat et de fête de la paresse. En « ville », c’est-à-dire surtout dans l’hypercentre historique, c’est très vivant et beaucoup de choses sont ouvertes (non, pas seulement la rue de la soif pour éviter le delirium tremens en attendant la semaine).

  8. Yab a dit :

    C’est le brunch ou la mer, on peut pas tout avoir.

    Espèce de Parisien, va…

  9. Rachel a dit :

    Ah ah ah ! Tu m’as fait bien rire ! Eh oui ! La France commerçante ne vit qu’en semaine et lors des vacances scolaires, il faut que tu le saches !!!
    Comment faire pour mettre un lien vers ton site que je trouve très chouette. Tu décris ta vie avec sensibilité et art, maestro !!!

  10. µ a dit :

    C’est drôle, j’ai eu récemment une expérience totalement similaire à Chambéry puis à Saint Malo dans les 2 mois précédents!

  11. Gwen a dit :

    Hmm, et je parie qu’il y avait aussi du brouillard, un ciel blanc-gris blafard, avec une petite bruine. Je vois que le Havre n’a pas changé depuis l’époque de mon enfance… Par contre, figure-toi que Rouen est une ville très agréable à vivre, malgré les apparences.

    Contente de voir que tu t’éloignes du barycentre parisien, que tu découvres l’autre France, celle de 4 français sur 5!

    La prochaine fois, je te conseille d’aller plutôt à l’Armada de la Liberté, un rassemblement de vieux navires à Rouen, c’est une expérience unique. D’ailleurs, ça doit être courat juin ou juilet, de mémoire. J’aime aussi beaucoup Honfleur, avec son petit port de toutes les couleurs et son églice au toit de bois en forme de bateau retourné, pour les marins. Ou encore, découvrir l’équitation près de Deauville. La Normandie, ça peut être chouette, aussi…

    Take care,

    Gw.

  12. Es tu überprovincial ? (2) un dimanche culturel. « Le 3e nombril de Jul a dit :

    […] Le Brunch est en effet une sorte d’eldorado de l’überprovince. Selon des sources sures, le brunch existe depuis 1899 à Paris, et n’aurait été importé que très récemment au Havre. […]

Laisser un commentaire