Entre les gouttes

Un vendredi nuit.

La péniche craquait doucement sur l’eau lisse du canal, perdue au bout d’un chemin dont le panneau avait dit ****heim, comme l’adieu du guide qui ne va pas plus loin, quelques kilomètres avant de lâcher l’affaire.

Nous, les trois de Paris, on a fini par arriver, fourbus. Encore longtemps on a causé autour du vieux whisky. Patate, le gros molosse sympa, nous faisait la fête en bavant, et puis on s’est allés coucher. On croyait au sommeil, enfin. Auprès de M., je l’ai trouvé. Mais elle, non. Montée sur le pont, jusqu’au petit jour elle a épanché en mots la colère et la souffrance auxquelles je ne pouvais rien et que je n’avais pu voir.

Le jour d’après — samedi — on a brunché, ensomeillés, dans un pub de Strasbourg. Junon préparait la grande fête de son anniversaire, mais nous avait rejoints pour partager quelques sourires. On est rentrés siester, j’avais par-devers moi la nappe du restaurant griffonée de partout. Il faudrait aller voir, et lui écrire aussi. [Bientôt.] Pour les uns la nuit courte, pour les autres la nuit blanche, rendaient indispensable un moment de relâche avant de ressortir.

* * *

Le soir d’après

Chu nous a rejoints. Mes mains, timides, ont retrouvé sa peau, douce. Peau-mme de discorde. Tension triangulaire de leur trouple tragique : elle, lui, elle. Je demeure sagement à ce qu’il faut d’écart. Je ne suis pas partie à ce qui se joue là. C’est d’elle et lui surtout qu’il est question alors. Il leur faut dénouer les entraves massives qui musèlent les douleurs depuis trop longtemps tues. Chu non plus n’y peut rien, d’ailleurs, sur le banc étendue, seule, que je réconforte d’un peu de doux silence.

Elle et lui déchirés, M. et A. en médiateurs, c’est un sommet tendu. Chu et moi, à côté, en colloque singulier, on ne dérange qu’à peine l’atmosphère oppressante de la cellule de crise. Dans le silence palpable de leurs mots acérés, nos soupirs et nos cris sonnent presque incongru. Distraits, ils riraient presque.

* * *

Dimanche, vers l’heure du brunch

La crise a reflué, à force de bons offices. Des mots dits, décisifs, peut-être, on ne sait pas. Bien trop tôt pour le dire, sans doute. Dans son sillage le vide, et pour Chu le vertige. Saisie du ciel de traîne de l’orage nocturne, à son tour elle se fêle.

* * *

À la nuit tombante, un parking

On a dit au revoir aux amis du bateau. L’eau verte du canal est restée derrière nous, elle et Patate nous on fait de grands signes, tandis que le Shortbus repartait vers Paris. Et puis les yeux d’A. se sont voilés de larmes, et on s’est arrêtés le temps qu’il les épanche.

* * *

Je suis arrivé seul à la maison. Dans la bouche, le goût de fer du sang, le goût de sel des larmes, ténus, comme voilés. Je suis passé entre les gouttes. De nous six, je suis le seul à ne m’être pas départi d’un flegme inoxydable. Suis-je donc si solide ? Ou suis-je parti loin, derrière d’épaisses murailles, à jamais étranger au feu dévastateur des émotions humaines ?

5 réponses à “Entre les gouttes”

  1. Chu a dit :

    La fin, je l’éprouve pareille.

    Pour le reste, miroir, miroir, ton ressenti changerai presque la donne du mien.

    Baisers…

  2. A. a dit :

    C’est beau d’avoir ton point de vue, comme ça.
    C’est fou aussi, que « entre les gouttes » soit si vrai, ce que tu en as vécu, et ce que tu en écris…
    Bises.

  3. M. a dit :

    Heureuse que tu aies trouvé le sommeil à mes côtés.
    Savoir t’en protéger ne te rend – heureusement- pas étranger au feu des émotions humaines.
    Merci d’avoir su être mon refuge, au chaud.. et au sec!

  4. Junon a dit :

    Merci à Chu de m’avoir offert le plaisir de te lire, singulier et doux amer.

  5. claire a dit :

    c’est tres joli. une nouvelle facette Thomas. Etranger aux emotions? Ce texte est la démonstration du contraire, mais tu le sais bien sur.

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