2004, année 27 — La mort ne rate pas le dernier métro
J’ai improvisé. Une proposition indécente. Un prétexte pour passer un moment dans la petite chambre, sixième étage, pas loin. Rater le dernier métro exprès. Oublier opportunément qu’il y a des taxis et des bus de nuits que je connais bien. Saisir la proposition de rester dormir : c’était la fin de l’année d’avant.
J’ai aimé et j’ai été aimé. Sondé des abîmes que je ne soupçonnais pas. Construit un amour autrement que ce que j’aurais imaginé. Souffert, pleuré. Reçu des blessures dont les cicatrices me rappellent que je sais maintenant ce que je ne veux plus jamais. Appris.
Quand tout a été fini j’ai choisi que ce soir-là je transgresserais la règle de conduite que je m’étais fixée.
— Allô, S. ? Salut. Ce soir je suis très déprimé et je veux boire beaucoup trop.
— Pas de problème, passe quand tu veux.
(Merci d’avoir été là.)
J’ai vu la mort ricaner de pouvoir me faire le même coup en trop belle répétition, à deux ans d’intervalle. Au décours de la rupture, réclamer le grand-père. Il n’a pas eu le temps d’écrire ses mémoires. Je n’ai pas pris le temps de le questionner. C’est trop tard.
Cette fois, je sais qu’il ne faut pas omettre de préparer la cérémonie. Je ne veux pas revivre le silence glacé de la dernière fois, et j’insiste pour qu’on prévoit que quelque chose soit dit. Je sais qu’il faut que je m’y colle. Personne d’autre ne veut, ou ne peut. Et puis j’y suis tenu, quelque part. J’ai accepté silencieusement cette charge, la dernière fois, à la sortie de ce crématorium où il entre aujourd’hui couché entre les planches. Dans la chambre mortuaire il a l’air décharné, frêle, petit comme il n’a jamais paru au temps de mon enfance. Les morts dans leur bière me font toujours cet effet-là. Certains leurs donnent un dernier baiser, une caresse. La simple idée de leur contact m’horrifie.
La veille au soir, au creux de la nuit, juste avant de dormir, j’ai ouvert mon carnet. Celui où je collecte de temps en temps des trop-pleins d’âme ou des morceaux de rêve. Couvert deux ou trois pages que je vais lire devant eux. À peu de choses près, parce que dans l’instant les mots rétifs s’ébrouent et les tournures s’égayent.
Le livre s’est fermé. Il est parti.
Ma gorge se serre. Mes yeux pleurent, je sais, qu’importe, je ne tente pas de contenir cela. J’ai des mots à prononcer alors j’avance à travers larmes et tant pis si un sanglot déforme ma voix qui se voudrait assurée et vivante.
Le livre reste ouvert. Inscrivons-y son souvenir et traçons-y notre futur.
C’est bientôt l’automne.
Vingt-sept de trente petits cailloux.
29 octobre 2007 à 11:23
Quelque part, les cérémonies religieuses ont ça de bon qu’elle offrent déjà une trame à la prise de parole. Du coup, c’est plus facile de combler ce silence pesant, avec des textes qu’on a choisi ensemble avant. Et puis le prêtre aussi se met à parler : il connaît le défunt, il l’a rencontré avant sa mort, a discuté avec lui. Et il a passé du temps avec ceux qui organisaient l’enterrement, à les écouter parler du mort, donc il sait mettre des mots là où l’émotion nous empêche de parler aussi longtemps sans avoir des sanglots dans la voix.
J’imagine en fait que tout ça peut se transformer en quelque chose de très impersonnel, mais je garderai toujours un souvenir reconnaissant du prêtre qui a célébré les cérémonies d’enterrement de mes grands-parents d’une manière aussi humaine. Là aussi, à deux ans d’intervalle.
29 octobre 2007 à 11:29
Oui Jaina, je crois que c’est là qu’on voit pourquoi les hommes se dotent de religions. C’est à cela que ça sert.