Le coup de la panne
On était jeunes, on était beaux. Les filles étaient arrivées en retard, bien sûr, le temps qu’elles se pomponnent. Avec Bob, en attendant, on s’était fait des pâtes à l’ail. Avec à peine un petit quart d’heure de retard, en fin de compte, on avait sorti la voiture. Elle affichait fièrement un demi-réservoir. Très bien, on ferait le plein là-bas. On s’en allait au fin fond de nulle part, aux confins, après Montargis. C’est là qu’on mariait J.-G. et M., ce samedi-là. On serait sur place presque à temps pour répéter les chants de messe.
J’avais le volant pour le voyage aller. µ n’avait presque pas peur, et une fois qu’on a été rendus porte d’Italie, je lui ai dit Maintenant, tais-toi et elle n’a même plus critiqué ma conduite. On est entrés sur l’autoroute, et les kilomètres ont défilé doucement. Les passagers, derrière, roupillaient paisiblement.
On file un bon cent trente sous un soleil radieux. Il n’y a pas un chat. Cent trente, enfin, cent vingt-huit. J’ai dû lever le pied, insensiblement. Un petit coup d’accélérateur, hop, on repart ? Cent vingt-cinq. Heu. Dis, c’est quoi cet accélérateur qui n’accélère pas ? Cent vingt. Pied au plancher, cent quinze, cent dix. Ne pas paniquer. Mais il se passe quand même un truc bizarre, là. Cette bagnole est en train de ralentir, dommage, on vient de dépasser un refuge avec borne d’appel. Quatre-vingts. Il va falloir songer à rétrograder. Quatrième. Toujours pas de reprise. Heureusement, il n’y a personne sur la file de droite. Clignotant, troisième. Bon, ben la bande d’arrêt d’urgence est là. On est arrêtés. Feux de détresse, point mort, frein à main, contact.
Peut-être qu’il fallait juste ça : couper le moteur et redémarrer. Après tout, une voiture, c’est un peu comme un ordinateur, non ? Je tourne la clé. Ça repart. Au moins dix secondes. C’est là qu’on se rend à l’évidence. Le dernier petit bâton allumé, là, en bas de la jauge d’essence… c’est juste pour la déco.
En costard pour les uns et jolie robe pour les autres, on se pose dans l’herbe de l’accotement, de l’autre côté de la barrière (on est en panne mais en vie, et on tient à le rester). À trois cents mètres devant, une autre borne d’urgence.
— Bonjour, on a un véhicule en panne sèche sur la bande d’arrêt urgence…
— OK, vous voulez quoi comme carburant ?
— Heu, attendez, c’est une voiture qu’on m’a prêtée, j’en sais rien… Je crois que c’est une essence… attendez voir… oui, apparemment c’est bien ce que dit la carte grise.
— Très bien, le dépanneur sera avec vous dans une demi-heure.
On retourne à la voiture. µ en a profité pour appeler les propriétaires de la voiture. Ah, oui, effectivement, la dernière fois qu’A. l’a prise, elle a aussi eu un problème, la jauge ne marche pas… Ça explique bien des choses. Les filles profitent de la pause forcée pour faire quelques retouches de maquillage. Bob sort son gros appareil pour immortaliser le moment. On passe un coup de fil pour prévenir : on ne sera probablement pas très à l’heure, en fait.
Le dépanneur arrive rapidement et s’arrête à quelques mètres devant nous. Je lui tends la clé, il sort un jerrican, met le contact, le moteur bruisse gaiement. Au prix de l’essence, il y a intérêt. L’inflation sur le pétrole, là, on la touche du doigt, à 180 € les dix litres. La note est salée, mais on va pouvoir repartir, et il y a une station-service à la prochaine sortie. Ça tombe bien, c’est là qu’on va, on était presque arrivés. Je reprends la place du conducteur. La dépanneuse démarre et s’éloigne déjà. J’avance la main pour… Merde ! Elle est où, la clé ?
On l’a rattrapé in extremis. Les dépanneurs ont de l’humour, des fois. On a échappé au début de la messe.