Dixième nuit, 1 — Gare de l’Est
La maison était oppressante. Je voulais arrêter de tourner en rond entre la télé et l’ordinateur, les chimères des sites de chat et l’attente désespérée d’un mail qui ne serait pas un spam. D’un mail qui me soit adressé : attente désespérée d’un bout d’humanité. J’ai pris ma solitude et je l’ai sortie dans les rues de la ville — marcher un peu avec elle et ma déprime serrée sous le blouson.
La nuit est douce, presque un air de printemps, je n’ai pas froid. À cette heure-ci, le hall de la gare de l’Est est quasiment désert. Dans la salle des billets, quatre ou cinq gamins profitent du sol de pierre lisse pour réviser d’impressionnantes passes de hip-hop. Ils s’éclatent dans mon champ de vision périphérique. Justement, le Canon est dans mon sac à dos. Je me suis dit en partant, plutôt le trimballer, quitte à ne pas m’en servir, plutôt que risquer de regretter de ne l’avoir pas pris.
Oui, mais voilà. J’ai la gorge nouée d’un malaise flottant. La mauvaise excuse d’une balade à l’objectif fixé à l’avance — pousser jusqu’au campement, au bord du canal — et puis, prégnante, la crainte d’avoir l’air con, faute de trouver les mots au-delà d’un « Hé, salut ! », me dissuadent. Je ne saurais pas demander si je peux voler leur image ; j’ai trop peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas faire honneur à leurs prouesses. De ne pas leur rendre justice. Peur de ne pas être légitime à les prendre en photo.
Seul un bout de rétine gardera leur image, seul un coin d’oreille recueillera leurs rires et le crissement du marbre sous leurs acrobaties.