Le médecin maudit
Daniel a garé sa voiture dans le grand parking. Il passe l’unique grille principale, montre son laissez-passer au factionnaire. À une centaine de mètres s’élève le béton du bloc J. Là où sont enfermés les condamnés : le couloir de la mort. Dans sa poche, le fax froissé lui indique l’heure et le lieu où il doit se présenter. 06:30, gate number J10.
L’air est glacial, il a mal dormi. C’est la première fois qu’il travaille ici. Devant la porte sans nom, il montre de nouveau son badge encore brillant à un autre planton qui l’escorte le long du couloir gris. Il est ébloui de la lumière verdâtre de l’éclairage fluorescent. Ça lui rappelle un peu un couloir d’hôpital, l’odeur d’eau de Javel en moins.
Il attend, longuement. Enfin, on le fait entrer dans la pièce. Le corps est là, sanglé sur le brancard. Le corps d’un homme qui sait qu’il va mourir. Daniel croise son regard. Il baisse les yeux, serre les dents. Cette odeur de peur le glace.
Daniel prend l’aiguille à perfusion. Le corps a le bras étendu, sanglé aussi. Au creux du coude, une veine tressaille. Daniel cherche des yeux le flacon d’alcool, nettoie soigneusement le site d’injection. Professionnel consciencieux, il connaît bien le risque infectieux quand il perce la peau. Le morceau de métal effilé pénètre dans la veine. Il raccorde le cathéter.
C’est prêt. Maintenant il faut attendre. Ne pas croiser le regard du corps entravé. Une heure encore. Le temps semble s’être arrêté. Le téléphone est muet. Les derniers recours en grâce seront bientôt expirés. Tout est silencieux. La vitre blindée est encore masquée d’un rideau gris-bleu, mais Daniel sait que le public s’installe. On est prêt. On veut voir. On attend.
C’est long. Il n’y a pas de chaise pour s’asseoir. L’esprit vagabonde. Surtout ne pas croiser son regard. Des bribes de mots reviennent. Je jure par Apollon médecin… Tic, tac. L’heure avance, son estomac se noue.
Ne pas voir le corps. Mon Maître en médecine, je le mettrai au même rang que mes parents…
Ne pas le regarder.
L’heure arrive.
L’heure est arrivée. Il se recule d’un pas. Le rideau est tiré. Trois fonctionnaires appuient sur les boutons du pousse-seringue.
Plic, plic. Le goutte-à-goutte emporte le thiopental massivement dosé dans la veine. Le corps est assommé. Ses paupières tombent. Il a l’air de dormir. Il rêve peut-être. Il est peut-être encore conscient, comateux, mais il est immobile.
Plic, plic. La deuxième seringue se déclenche. Le corps rêve qu’une lame brûlante déchire ses veines. Le curare le consume. Il ne peut plus bouger. Il ne respire plus. Il rêve qu’il est comme un poisson dans l’air. Il ne peut plus hurler.
Plic, plic. La troisième seringue se vide dans le cathéter. Le chlorure de potassium remonte tranquillement dans la veine tant que le pouls bat encore un peu. Bientôt il va arriver au cœur. L’influx nerveux ne circulera plus. Ce sera fini.
Le visage du corps est resté impassible. Huit longues minutes. Daniel s’avance, vacillant. Ausculte la poitrine encore chaude. Prononce le décès à huit heures quarante-huit. Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande…
Le corps est mort. Daniel sort, nauséeux. Cherche un lavabo. Au-dessus, il y a un miroir.
Surtout ne pas le regarder.
Coïtus Impromptus, semaine 12
20 mai 2005 à 16:04
Si tu passes tes loisirs à écrire des trucs aussi superbes, je ne veux plus te voir au bureau.
PS: La France n’a pas signé le protocole numéro 13 de la convention Européenne des droits de l’homme, celui qui interdit la peine de mort de temps de guerre.
21 mai 2005 à 14:36
Un temps avant de comprendre… J’ai mis un temps… Puis j’ai lu les textes des autres sur le site… Il y serait plus logique. Ici, c’est bizarre, je me suis demandée « que lui est-il arrivé? » « est-ce un épisode télé qui lui reste comme une arête » Puis j’ai cliqué sur le lien et j’ai tout compris… très bon texte cela dit.
Il parait que ton concert était extra. Mes parents ont adoré 🙂
bises
µ
22 mai 2005 à 16:40
En effet le concert était très sympa!! :o)
9 octobre 2006 à 12:47
On pourra lire aussi sur le même sujet grave, mais en France cette fois : Ça se passait comme cela, chez Maître Eolas.