Le cuistre
Avenue de l’Opéra, samedi soir de printemps. Un petit creux après le ciné, on est allés voir Garden State. Nous sommes installés en terrasse à l’Indiana. On pouffe comme des collégiens entre deux bisous et une gorgée de frozen margarita.
À la table voisine, il est là, ou plutôt il trône. La trentaine hautaine, le vilain brushing, créneau à la Tanguy, la gueule d’enfant sage, il pourrait vouloir dominer l’avenue d’un regard circulaire. Mirador de terrasse, il scrute le va-et-vient dans la lumière du soir, pas encore la pleine Lune, les genoux absurdement écartés dans une posture qui semble signifier : « admirez-moi ce matos ». Il vide, solitaire, des litres de bière blonde.
Passe alors une serveuse, frêle blonde pressée, et dans le feu de l’action, gling gling, sa monnaie lui échappe, se sème sur la terrasse. Roulement de tambour, le type va parler. Mieux, nous offrir un trait d’esprit. « Hé, ça ne pousse pas, ces choses-là. » Ran, plan, plan, fermez le ban.
Hin hin[1]. C’est tellement bon d’enfoncer le petit peuple. Elle, elle est déjà ennuyée de devoir ramasser au milieu des clients les quelques centimes d’euros qui se sont fait la malle. Il pourrait l’aider, serviable, ce serait élégant. À défaut, il pourrait juste avoir la délicatesse de ne pas ajouter l’insulte à la blessure.
Non, il ne fait que cracher le venin de sa bêtise. Si ça se trouve, être méchant, c’est un mode d’être chez lui. C’est peut-être le seul moyen qu’il a de parler aux gens.
Si ça se trouve, il s’appelle Hilarion.
Notes
[1] Rire jaune.
25 avril 2005 à 09:55
A quoi tu t’attendais en fréquentant la rive droite ?
25 avril 2005 à 10:20
Oui, viens plutôt Rive Gauche, avec ton amie Marie, je vous offrirai un café 😉
25 avril 2005 à 13:49
Et quelque part je me dis que se moquait de lui revient à suivre son exemple… parce qu’en fait on pense qu’il n’est qu’un petit, au moins dans son âme, et là, ce qu’on a fait, c’était pas forcément mieux, c’est à dire se penser moralement supérieur…
25 avril 2005 à 14:00
Oui Cossaw, c’était facile.
En fait, en lisant ça, je me suis demandé si ce n’était pas juste un timide pathologique, les jambes écartées dans le style il faut que je sois cool parce qu’en général je ne le suis pas, la remarque qu’est ce que je peux bien lui dire, et l’absence d’aide un syndrôme du type j’oserais jamais l’approcher à moins d’un mètre …
Va hilarion, Le nain Ternette t’a pardonné !
25 avril 2005 à 14:03
heu… je ne voulais pas insulter quiconque ; j’espère ne pas avoir été mal compris.
25 avril 2005 à 14:05
Et oh là là, j’aurais dû me relire…
25 avril 2005 à 14:24
Pandanlague.
🙂 🙂 🙂
25 avril 2005 à 14:26
Cossaw, ne t’inquiète pas, car si je prends la remarque tout-à-fait personnellement, je la prends aussi comme fort pertinente ! La différence que je voudrais faire réside entre la moquerie qui attaque le faible, la victime, et celle qui vilipende (hors sa présence certes, mais aussi sans le nommer, le protégeant par un anonymat commode) le gratuitement méchant.
Alors, bien sûr, je le moque lui comme lui s’est moqué d’elle. J’ai ce côté redresseur de torts parfois. Je ne sais pas si c’est à bon escient toujours, je ne peux être juge et partie en la matière ; j’essaie seulement d’agir conformément à ma conscience et de pouvoir encore le lendemain me voir dans une glace sans détourner les yeux.
Dans le cas qui nous préoccupe, je me suis bien gardé de faire à la cantonade aucune remarque désobligeante : c’est en strict aparté que je me suis permis de médire sur le moment. Et après tout, je revendique cette médisance. Si je vois quelqu’un qui glisse sur une peau de banane et que je l’aide à se relever, je me crois en effet moralement supérieur à celui qui se contente d’en rire, et je crois que c’est à bon droit.
25 avril 2005 à 14:52
Etonnemment, j’avais écrit une note à ce sujet, il y a quelques mois, restée sous la forme d’un brouillon. Je la retravaille et la publie pour montrer tout le paradoxe que je vois dans ma réaction primaire…
25 avril 2005 à 17:25
Melie, j’affectionne aussi la rive gauche, j’y ai vécu de belles années et je continue d’y traîner régulièrement. Pour le café avec Marie, ce sera avec grand plaisir !
25 avril 2005 à 19:18
@thomas, remarque de 14:26 > je suis parfaitement en accord avec toi ; et comme je l’ai écrit sur mon blog, la remarque est autant valable pour moi 🙂
25 avril 2005 à 19:26
Cher Thomas, dès que vous serez disponible, avec (et même sans d’ailleurs, pourquoi pas ?) Marie, allons nous asseoir à la terrasse d’un café 🙂
26 avril 2005 à 00:51
Trackback à la main vers la note de Cossaw qui développe plus amplement, et avec grande justesse, l’argumentation que je n’ai fait qu’esquisser dans le commentaire de 14:26 ci-dessus évoqué.
27 avril 2005 à 10:51
Quand j’en croise un comme ça je le baptise in petto « Ignace » en hommage au (magnifique) personnage d’Ignatius dans la « Conjuration des Imbéciles », roman de John Kennedy Toole.
27 avril 2005 à 17:18
Une faute d’orthographe corrigée, une… Merci Jacob !
30 avril 2005 à 13:49
Petite anecdote du même style: je rentre à l’instant d’une soirée chez un ami qui a fini un peu tard (ou plutôt un peu tôt le matin). Je prends la 10 et je descends à Michel-Ange Auteuil pour récupérer la 9. Comme le parisien moyen que je suis devenu, je me fonds dans la foule et je prends un raccourci non signalé, réservé aux gens qui vont dans l’autre sens. Des gens qui allait dans l’autre sens, il y en avait; en particulier, une mère avec une poussette, en bas d’un escalier. La bonne vingtaine de personnes qui me précédait est passée devant elle sans s’arrêter. Je lui ai souri et lui ai proposé de l’aider à monter sa poussette. Après l’effort, on a échangé deux-trois banalités et je l’ai laissé sur le quai. Je rejoins mon quai, tout content d’avoir fait ma B.A., puis je me pose une question: est-ce que cette satisfaction ne trouve pas justement racine dans un sentiment de supériorité morale ? Si je me compare à tout ces gens qui ont ignoré cette femme, je me sens plus grand qu’eux. Pourtant, il y a des milliards de bonnes raisons de ne pas l’aider. Il y a trois jours, je me suis détruit le dos assez violemment. Si, le lendemain, j’avais croisé cette mère et sa poussette en bas d’un escalier, j’aurais probablement baissé les yeux, l’air pressé, soucieux. Pire, ma timidité a souvent inhibé ma « bonté »: Dans un gare, j’avoue avoir peur d’aider les jolies filles à porter leurs gros sacs, par crainte qu’elles y voient une tentative maladroite de séduction. Sans compter que j’oublie ma première incivilité, celle qui a provoqué cette rencontre: le non-respect d’un « sens interdit » RATP.
Confortablement lové dans mon autosatisfaction usurpée, je me suis fait le réflexion suivante : aurais-je aidé cette femme si je n’avais pas eu la garantie d’en retirer ce futile bien-être moral ? Merde, je n’en sais rien et je n’en ai rien à foutre. Si cette perversité est le prix à payer pour que les mères ne portent pas leurs poussettes toutes seules dans les escaliers du métro, alors soyons pervers.
(Moi, j’aime bien Hilarion Lefuneste, quand même. Quoi qu’on dise, c’est quand même chouette, l’existence des cuistres. Ca colore l’humanité.)