Les papiers du tiroir

16 novembre 2008

Levé larborieusement, lendemain de fête. Je passe au magasin au dernier moment, il me faut deux cadeaux pour les anniversaires de cet après-midi. Il est juste avant moi dans la file d’attente de la caisse.

C’est un de ces hommes qui parlent trop. De la température, ici, il fait trop chaud dedans, mais trop froid dehors, on a tant de vêtements ! Il n’y a pas un vestiaire, ici ? Il devrait… Et des douches, vous avez des douches ? En Norvège, où il fait si froid, ils ont des douches dans toutes les entreprises, vous savez… La caissière, imperturbable, réprime un sourire devant la logorrhée.

Il sort sa carte pour payer. Il a sur la main gauche une vilaine blessure, probablement récente, pas bien cicatrisée. On dirait qu’on lui a planté un truc, là, profondément. Sous son blouson de cuir, un gros pull et un peu trop de gadgets électroniques accrochés autour du cou.

Il tend sa carte, donc. Mais il voudrait bien savoir d’abord : est-ce qu’il pourra revenir d’ici une heure, une heure et demie, pour payer d’autres achats avec ? Oui, bien sûr, pas de problème. La caissière le rassure. Enregistre son achat, une carte de téléphone, soixante euros de communication.

— Votre code, Monsieur, s’il vous plaît.
J’ai pas le code.
— Ah, mais sans code, heu, …
— J’ai une carte d’identité, j’ai un passeport en règle… je devrais pouvoir payer, avec ça, j’ai pas besoin de code !
— Oui mais il le faut quand même…
— Bon ne bougez pas, je vais appeler ma femme…

Allo… Tu m’entends ? (suffisamment fort pour qu’elle puisse entendre, où qu’elle soit, à l’autre bout du fil) Je suis à la FNAC… La F-N-A-C. Oui, j’achète juste un disque ou deux (tiens, moi je vois juste la recharge de GSM), j’en ai pour une heure, une heure et demie maxi. Est-ce que tu aurais le code de la carte ? Tu te souviens pas ? Le code de mon ancienne carte bleue… Ce serait pas 7308 ? Tu sais pas ? Bon, regarde dans les papiers du tiroir. Rappelle-moi, oui, il y a des gens qui attendent. Rappelle-moi dans un quart d’heure. Rappelle-moi vite, rappelle-moi vite, rappelle-moi vite.

— … Ah, elle est con, ma femme, elle a pas le code.
— Remarquez, vous, vous l’avez oublié aussi, hein, le code.
— Ah, oui, mais si vous saviez. Elle m’en fait voir. Ce matin encore, elle m’a foutu deux gifles, et puis elle m’a mis dehors.

Hé, collègue, la caisse elle me dit « Erreur de communication », là, je fais quoi maitenant ? Tu fais Échap, Efface, Efface, tu débranches, tu rebranches (tu fais la danse de la pluie et tu égorges un poulet sur le TPE).

C’est là que je me suis dit qu’on était vraiment mal barrés. Et j’ai changé de caisse.

Surveillance discrète

8 novembre 2008

Juché sur mon Vélib’, je me suis sagement arrêté au feu rouge, au coin des rues de Châteaudun et Lafayette. Elle était là, sur le trottoir. Arrêtée elle aussi. Mais elle n’attendait pas pour traverser, non. Elle restait là, et semblait se cacher tant bien que mal derrière les feux. Son regard attentivement braqué sur l’immeuble d’en face scrutait les portes de verre, le hall encore éclairé d’un immeuble de bureaux.

Qui était-elle ? Amoureuse jalouse ? Flic en civil ? Assistante dévouée d’un privé ancienne mode, one of a long line of good girls who choose the wrong guy to be sweet on[1] ?

Le feu est passé au vert et j’ai poursuivi mon chemin. Elle était toujours là.

Le lendemain, je suis rentré du boulot par le même chemin, et à peu près à la même heure. Je me suis arrêté au même feu. Et de nouveau elle a cillé quand mon regard a surpris le sien, toujours perdu au-delà des portes de verre de l’immeuble d’en face.

Je me demande ce qu’elle attendait. Qui. Je ne l’ai plus revue depuis.


  1. You can always count on me, in City of Angels.

Quadrature du cercle

20 octobre 2008

Je voudrais écrire, dire, crier de nouveau. Je voudrais taire, cacher avec pudeur désirs et déchirures. Je veux ma solitude, je veux ma liberté. Je veux me laisser prendre et attacher.

J’ai envie d’Une qui soit Celle, à qui tout donner, avec qui tout construire et parcourir le chemin d’une vie. J’ai envie de toi, toi, elle, lui peut-être et d’autres encore demain, corps légers. Je veux tout sacrifier mais jamais renoncer. Je veux abandonner et je veux tenir bon. Je veux trancher dans le vif et je ne veux pas que ça saigne.

Je veux que tout soit simple. Je fais tout pour que ce soit compliqué.

Je veux tout et son contraire. Je veux être et avoir été.

Partir c’est flipper un peu

28 septembre 2008

Parce qu’il va bien falloir laisser en plan les problèmes de fuites d’eau et les mille autres petits tracas dont, par la force des choses, je ne m’occuperai pas au cours des deux prochaines semaines.

Et parce que je me demande toujours ce que j’ai oublié de mettre dans le sac. Ou ce qu’il peut arriver à la maison pendant mon absence. L’ordinateur malin qui choisit le meilleur moment possible pour planter (et mettre en berne ces pages, quelques autres, et quelques boîtes aux lettres par la même occasion). Un cambrioleur qui viendrait visiter les lieux en mon absence… Ou pire encore, le gaz, le feu. Non, ne pas y penser, j’aurai bien le temps d’avoir peur au moment du retour, juste avant de découvrir si mon nid, mon cocon, est toujours à sa place.

Pour l’instant je me demande surtout avec inquiétude si nous aurons beau temps, si les gens seront sympa, si j’arriverai à m’intégrer au groupe. On ne passe pas impunément tant d’années de sa vie comme un loup solitaire sans que ça laisse de traces. J’aurais aimé partir avec quelques amis. Avoir ces points d’ancrage, rassurants. Mais ils ne pouvaient pas, pas maintenant, bref, ça ne s’est pas fait. Je dois vous laisser là, vous mes sourires si précieux. Affronter seul ces visages inconnus. Et je n’en mène pas large.

Allez, ça va être chouette. À dans quinze jours, les copains.

La fuite dans les idées

26 septembre 2008

La fuite d’eau, c’est terriblement tendance.

Rien que lundi dernier, j’ai fait une razzia au magasin de bricolage. Il me fallait des joints, des clapets, un rôdoir… (et j’en ai profité pour me faire quelques petits cadeaux qui n’ont rien à voir mais me manquaient faisaient envie depuis un bout de temps — une équerre de menuisier et un pied à coulisse, ça peut toujours servir). J’ai remplacé le joint de la cloche de chasse d’eau, trop heureux de ne pas avoir à changer tout le mécanisme. J’ai réparé celui qui fuyait juste avant le réservoir, remis bien proprement trois tours de téflon sur le filetage pour faire plus classe. J’ai fini par le robinet du lavabo qui gouttait, et je me suis dit que c’était une soirée bien employée. Trois fuites réparées, trois sources de gaspillage d’eau évitées.

Mais ce matin le voisin du dessous a poliment frappé à la porte. Je suis descendu dans sa boutique. Juste en-dessous de ma salle de bains. Là, dans son plafond, une énorme lézarde. Et de la flotte. Et comme les gens du LHC ont eux aussi des fuites, on ne peut pas les soupçonner d’avoir fichu en l’air la gravitation. Pas encore. Il est donc à craindre que l’eau vienne d’au-dessus. De chez moi.

Cet après-midi, c’est le nouveau voisin du 6e qui a envoyé un SOS au conseil syndical. Chez lui, c’est au niveau de la vanne générale que ça fuit. Il va falloir qu’il coupe toute la colonne du bâtiment.

Bien sûr, cela ne pouvait pas tomber à un autre moment qu’à la veille de mon départ en vacances. Oui, parce que je m’envole lundi pour deux semaines de plongée en Guadeloupe. Moi aussi, je prends la fuite, sous l’eau.

Quête du Higgs

15 septembre 2008

La presse en fait ses gros titres depuis quelques jours. Des paquets de protons font des tours de manège au dedans des montagnes, et je bave sans relâche devant les belles images.

C’est une marchine énorme, immense, absurdement complexe et démesurée. Belle de ses symétries, de ses couleurs pétantes, des perspectives à perte de vue de ses tunnels au cœur desquels bientôt la matière brillera des éclats hermétiques jusqu’ici insondés. De ces machines comme j’en crayonnais, gamin, avec ma boîte de feutres, comme je rêvais d’en construire un jour. Passion précoce de fabriquer des trucs qui marchent. Rien que ces assemblages formidables conçus de la main d’homme, il y a de quoi rêver. Tout au fond du dedans, je dois être ingénieur.

Mais il y a mieux, encore. Tous espoirs sont permis. L’esprit humain enfin pourrait percer à jour ce qui confère sa masse à toute chose. C’est là l’enjeu : le Higgs. Enfin, on va savoir pourquoi les boulets sont si lourds.

La chevauchée aquatique

1 septembre 2008

Six heures quarante-cinq, un vendredi de fin d’août

Bip. Bip. Biiiiiiip. Biiiiiip. Le réveil hurle. Péniblement, un œil s’ouvre, puis l’autre, puis les deux. Je m’agrippe désespérément aux lambeaux de sommeil, mais il faut se rendre à l’évidence, c’est déjà l’heure. Il fait encore nuit, et j’émerge d’un rêve. Le réveil s’arrête. Le bruit continue. Ploc, ploc. Plocplocploc. Premier contact avec la réalité de ce matin-là, la pluie qui cogne obstinément au carreau. Ma motivation est rincée d’avance, pourtant il faut y aller. Se doucher en vitesse, préparer au radar le sac pour trois jours de randonnée cycliste, plus trois jours de séminaire. Et sauter dans le métro pour être à l’heure au rendez-vous. Tiens, c’est en bas de chez µ.

Je retrouve les autres devant le bar, à deux pas de Montparnasse. Il pleut toujours. Certains arborent leurs K-Way neufs, d’autres se font un vêtement de pluie de fortune avec un sac poubelle. Je compte sur le vieux coupe-vent pour me préserver, un peu, de toute cette flotte. On traîne, on renâcle. Forcément. Il fait froid, on est tout cotonneux de la fin de la nuit, on a pas très envie. Mais il faut y aller. Se jeter à l’eau, comme on dit. D’ailleurs c’est ce que je me dis. Pense à la piscine, c’est rien que de l’eau.

Rapidement, bien sûr, je ruisselle de partout. Ce vélo ne freine pas. Je suis glacé jusqu’aux chaussettes, et mes pompes font un bruit d’éponge. Sauf quand elles glissent sur l’acier des pédales avec un vilain crissement. Ça durera comme ça toute la journée, à travers la coulée verte, le plateau de Saclay et la vallée de Chevreuse.

C’est chouette, hein, le vélo. Mais c’est mieux encore sous le soleil.

Toute l’équipe ainsi que moi-même remercie chaleureusement les sèche-cheveux de l’Holiday Inn Montigny-le-Bretonneux, sans qui nous n’aurions pas eu les pieds au sec samedi matin.