Archive pour la catégorie Petits cailloux

1996, année 19 — Revue de Spéciale

lundi 3 septembre 2007

C’est un après-midi de printemps. Il fait plutôt beau, et la prof de maths m’interpelle au coin d’un couloir.

— Bon, Quinot, on sait bien tous les deux que si vous avez eu de mauvaises notes cette année, c’est juste parce que vous n’avez rien foutu, hein ?
(penaud) Euh, oui…
— Bon, donc si vous vous mettez au boulot, je veux bien vous prendre en 5/2 l’année prochaine.
— Euh, bien, je le note… Merci…

Cependant ni la perspective de me mettre à bosser, ni celle de faire une troisième année de prépa ne m’enchantent. J’assure mes arrières : en plus de l’inscription aux concours je contacte des écoles qui recrutent sur dossier. Sa lettre de recommandation me fait chaud au cœur. Je ne savais pas qu’on pouvait dire tant de bien de moi.

Elle nous donne chaque semaine un sujet d’annales des concours à traiter en devoir à la maison. Au début de l’année je bloquais deux ou trois heures sur la première question, finissais par traiter de petits fragments de sujet sans arriver jamais à entrer dedans un peu sérieusement. Ce n’était pas faute d’essayer, pourtant. Et puis l’illumination est venue. Tous les ans au moins de juin, la Revue de mathématiques spéciales publie l’ensemble des sujets de la session. Ensuite, en cours d’année, elle propose un corrigé pour chacun.

Alors je prends l’habitude, presque tous les mercredis, d’aller rendre visite aux collections de la médiathèque de la Villette. La carte de photocopie n’est pas chère, la consultation est gratuite. Et maintenant lorsque j’ai retourné un énoncé dans tous les sens pendant vingt minutes sans trouver par quel bout le prendre… je jette un œil à la solution proposée. Je me dis à moi-même Ho, ho, comme c’est astucieux, faisons cela… Et à force je prends le coup de main. Quand arrive le jour de l’épreuve, cela ne semble plus si insurmontable. Même si cette fois il n’y a plus de corrigé détaillé à portée de main quand vient le moment où ça bloque. Même si je n’ai pas forcé sur les révisions pendant les mois précédents — pour me déculpabiliser je me rappelle sans cesse que c’est la régularité du travail de fond qui fait le succès, et qu’un bachotage épuisant ne servirait à rien.

Les derniers oraux se passent. Centrale, mi-juillet. On a fêté jusqu’à point d’heure du matin l’anniversaire du copain de µ. J’ai arrêté la vodka un peu avant quatre heures, relevé à six pour prendre le RER et passer l’épreuve d’anglais. Surtout, ne pas vomir sur l’examinatrice… Sciences de l’ingénieur l’après-midi, ça va déjà un peu mieux. Encore un jour ou deux et c’est fini. Advienne que pourra, les jeux sont faits, la fiche de vœux déposée en personne au secrétariat du concours. Il ne reste plus qu’à partir en vacances à la campagne. Dormir, et ne plus penser à rien, jusqu’à la fin du mois d’août.

Et puis la lettre arrive. Au premier appel, je suis admis à l’école de mon premier vœu. Je la voulais depuis des années, je l’ai eue.

Dix-neuf de trente petits cailloux.

1995, année 18 — Quatre ou cinq rayons de soleil

mercredi 29 août 2007

Je n’avais jamais travaillé le mercredi après-midi.

Depuis la sixième j’avais cours le mercredi matin. Mais cette année-là, il y avait aussi une heure de physique juste après déjeûner, et juste avant les colles. Dans la salle en gradins, à l’heure de la torpeur post-prandiale, mes yeux se fermaient toujours et les notes sur ma feuille se mettaient à danser. De ma scolarité entière, ce sont ces cours-là où la lutte contre le sommeil a été la plus âpre.

Il y a eu le printemps, et dans la cour du cloître entre midi, nous jouions au tarot, caressés de soleil, adossés à une colonne, en fantasmant sur les hypokhâgnes à qui on n’osait pas adresser la parole. Ou sur cette fille débordante d’énergie en collant violet fluo dont je ne savais rien. Il était encore trop tôt.

À l’été j’ai accompagné Thierry à Potsdam. Les parents de sa chérie d’alors nous accueillaient pour une dizaine de jours. C’est là que j’ai découvert la propriété redoutable de certains verres de riesling qui, si l’on n’y prend garde, se remplissent au fur et à mesure qu’on les vide, au point qu’en fin de soirée on se souvient vaguement d’avoir rampé jusqu’à sa couette, et que le lendemain matin on a fort heureusement oublié l’essentiel de ce qu’on a raconté à voix haute la nuit pendant ses rêves.

En septembre nous n’étions plus dans la même classe. Mais il était maintenant en cours avec Celle dont j’ignorais le nom.

Elle s’appelait Muriel. Ce premier jour-là, elle m’a longuement parlé de sa passion pour l’enseignement. On n’a pas vu le temps passer, et puis il a fallu rentrer chacun chez soi. Elle m’a dit « À demain » et j’ai été heureux.

Dix-huit de trente petits cailloux.

1994, année 17 — Tchao, banlieue

mardi 21 août 2007

Je me suis levé tôt ces matins de juin. J’ai planché avec tant d’autres. Attendu, avec un peu d’anxiété que certains ont sans nul doute jugé déplacée. Enfin je suis allé chercher ma collante. De l’impression, au moment où le jury m’a tendu la feuille, que mon dossier n’était pas passé complètement inaperçu, j’ai tiré une certaine fierté.

Ça y est, me voilà étudiant d’une prépa parisienne. J’achète ma première carte orange. Je ne reverrai plus mes anciens camarades, ceux que j’ai cotoyés jusqu’ici. Enfin je fuis le béton gris de la banlieue nord et mon passé ; ici je renais, vierge.

Mes plus anciennes amitiés d’aujourd’hui datent de ce jour de septembre où j’entre dans les vieux murs de l’ancien couvent des capucins. Il n’y a plus de moines en capuchon ici, comme cet ecclésiastique condamnant Gilles de Rais que j’incarnais sur scène en février (dernier spectacle pour l’heure – la prépa ne me laissera guère de temps pour cela, je prends deux ans de pause). À leur place, khâgneuses et taupins envahissent la cour du cloître.

Dix-sept de trente petits cailloux.

1993, année 16 — Les grains de sable

lundi 13 août 2007

Mes amours adonaissantes sont toujours contrariées. J’ai absorbé la déception de l’année dernière. Cinq ans après l’avoir croisée pour la première fois, j’avais fini par révéler mes sentiments à A., un mot griffonné sur le programme d’un spectacle. Elle en avait été touchée, mais elle n’était pas libre. Tout ne vient pas à point à qui ne sait qu’attendre.

L’année de Première, du plus loin que je me souvienne, c’est celle où je commence à avoir des potes. Je découvre, presque étonné, que je peux recevoir de ces marques infimes d’affection, d’amitié, qui font que ces gens que je côtoie au quotidien sont un tout petit peu plus que juste des condisciples. En février, nous partons en classe de neige, avec l’autre classe de Première S. Aurélien, Nathalie, Audrey, Seb, Gwen, Caro et tant d’autres, je garde précieusement vos dédicaces sur la photo de groupe de cette semaine-là. Alexandra, aussi, en souvenir de cette soirée étrange où nous avons partagé ton walkman. Sans rien dire, sans plus de mots, parce qu’il était déjà trop tard et que l’irréparable était déjà commis. Parmi les petits mots d’encres de mille couleurs il y a aussi ceux que j’oubilerai vite, Yaël, Anne-Sophie. Vous saviez être cruelles à seize ans. Sur le moment je ne m’en rends même pas compte.

C’est à ce moment-là que j’ai changé, un peu, à vos yeux. Que vous avez découvert que l’intello derrière ses lunettes était aussi, un peu, humain. Que lui aussi cette année-là ferait, pour la première fois, un tour à l’infirmerie juste histoire de sécher un bout d’heure d’allemand. Qu’il tiendrait tête, presque effronté, mais avec une gentillesse d’enfant, à l’enseignante d’Économie.

Elle a toujours l’air fatiguée. Elle doit l’être, en fait. Qui sait quel mal insondable la ronge. Son truc, c’est surtout la sociologie – elle n’est pas branchée chiffres. Au décours d’une leçon, je traîne dans la salle tandis que mes camarades sortent. Entre quatre yeux je reprends pour elle, au tableau noir, les calculs élémentaires de pourcentages qui ne s’ajoutent et se soutraient pas aussi simplement qu’on pourrait l’espérer. Mais à l’épreuve de français du bac, c’est son cours Anomie et acculturation qui me vaudra une excellente note d’écrit.

L’atelier théâtre crée et produit Y ou le Grain de sable.

Seize de trente petits cailloux.

1992, année 15 — Arcadie

mardi 7 août 2007

D’abord il y a eu un jeu de mots. Un enchaînement de rebonds, une passe à dix de libre association sauvage. Entre un exercice de voix et une impro, dans la grande salle de vieux béton nu où se réunissait l’atelier théâtre, chacun à son tour proposait le premier mot qui lui venait en tête. Ça a commencé absurde et drôle, et puis ça s’est tressé de plus en plus serré jusqu’à ce qu’on contemple l’évidence et qu’on voie se dérouler, presque malgré nous, l’Amour, la Mort, le Désir et l’Interdit. On en a presque eu peur.

Et puis de ces mots bruts, on a fait un texte, une pièce de théâtre. Arcadie, mon amour, une pièce de jeunes révoltés dans une société où l’amour aurait été interdit. On l’a jouée dans notre petite salle polyvalente de banlieue. Et puis on a emmené le spectacle tourner au Québec, avec un autre groupe de l’association. Eux jouaient L’Art de la chute de Guy Foissy.

On est partis, donc, une trentaine de jeunes, de moins jeunes. Quelques jours à L’Acadie, puis Montréal. Trois représentations pour chaque spectacle. Et pour finir, quelques jours au bord d’un lac : trois semaines au Québec.

J. et C., mes camarades de scène, n’avaient pas traîné pour se trouver des copains sur place. A. la jolie petite blonde de l’autre spectacle, elle, n’avait sans doute pas trouvé de jeune montréalais à son goût. Ça tombait bien, elle me plaisait. Ce soir-là on rentrait en petit groupe, à pieds dans Hochelaga-Maisonneuve, d’une balade à la fraîche. On s’était arrêtés à l’étal d’un marchand acheter quelques pêches juteuses. J. marchait près de Doug, C. près de son cheum à elle, j’ai oublié son prénom.

A. était tout près de moi et dans un élan de courage ou d’inconscience, j’ai passé mon bras autour de ses épaules. Elle n’a rien dit et nous avons continué à marcher le long d’Ontario Est dans le soleil couchant.

Quinze de trente petits cailloux.

1991, année 14 — Je crois que Maman s’est tuée

dimanche 29 juillet 2007

Cette année-là j’avais commencé l’Atelier théâtre jeunes. De septembre à juin on avait travaillé : impro, travail de voix, relaxation. L’été 1991, on est partis tous ensemble camper à Avignon et voir plein de spectacles. Je me souviens d’un des tous premiers rôles de Romane Bohringer dans La Tempête, mise en scène par Peter Brook. Je me souviens des interminables Comédies barbares dans la cour du palais des papes, où l’endormissement me guettait à chaque instant.

À la fin de l’été, peu avant qu’on rentre d’Avignon, Maman était à la campagne et je crois me souvenir qu’elle a failli mettre la voiture dans le fossé. Sur le moment je n’y ai pas prêté attention.

Je me suis réinscrit à l’atelier théâtre pour l’année suivante. Cette fois on allait préparer un vrai spectacle, de A à Z, qu’on écritait, qu’on monterait, qu’on jouerait. Je suis resté à Gennevilliers pour les vacances de la Toussaint : on travaillerait toute la semaine sur le spectacle. Maman restait avec moi, Papa et sœurette partiraient dans le Berry.

Et il y eut le dernier samedi des vacances. Le 2 novembre 1991.

La veille Maman était triste. J’avais essayé de la réconforter de quelques mots d’enfant. Je lui avais dit qu’elle nous avait mis au monde et élevés, qu’elle s’était acquittée de sa mission, qu’elle pouvait vivre pour elle-même aussi.

Ce matin-là donc, je me suis levé. L’appartement était désert et silencieux. J’ai emprunté le couloir, jusqu’au salon. J’ai allumé la télé. J’ai regardé un dessin animé, Denis la Malice. Et je suis retourné dans ma chambre. Enfin, je suis parti pour.

Dans le couloir il y avait une barre de tractions installée là depuis longtemps, d’un temps où mon père avait eu des velléités sportives. À la barre de traction elle avait noué une corde à sauter. Elle avait confectionné une boucle. Passé la boucle autour de son cou. Sur un tabouret. Et elle avait donné un coup de pied. Le tabouret était tombé. Elle était là, à moitié agenouillée au milieu du couloir étroit. Immobile et comme endormie.

Pour atteindre ma chambre j’ai contourné son corps que je ne pouvais pas toucher. Je me suis habillé. J’ai de nouveau emprunté le couloir, j’ai dû encore m’aplatir contre le mur pour éviter le contact de son corps. J’ai appelé le 17.

Je crois que ma mère s’est tuée…

J’ai appelé la maison de campagne. C’est ma sœur qui a décroché. Je lui ai juste dit Passe-moi Papa… Vite… Rien d’autre, mais déjà elle hurlait de peur et de douleur. Il a pris le téléphone.

Je crois que Maman s’est tuée…

Enfin je suis descendu chez la concierge.

Excusez-moi de vous déranger… Je crois que ma mère s’est tuée…

Elle s’est évanouie dans les bras de son mari.

J’ai passé le reste de la journée hors du temps. Attente interminable et silencieuse, seul dans le salon kitsch de la loge. Puis les secours qui n’ont pas pu la ranimer, et cet homme en uniforme qui me prend à part pour m’expliquer une seule chose : que ce qui s’est passé n’est pas ma faute. Puis mon grand-père maternel chez qui nous nous sommes tous rassemblés. Puis ma grand-mère maternelle appelant les proches les uns après les autres. C’était la deuxième fois qu’ils survivaient à l’un de leurs enfants.

Je n’avais plus la force de penser. Je m’enfonçai dans le sommeil.

Quatorze de trente petits cailloux.

1990, année 13 — Au bord du Grand Canal

mardi 24 juillet 2007

On avait préparé le voyage depuis plusieurs mois. On se réunissait une fois par semaine, entre midi, une vingtaine d’élèves des classes de Quatrième, pour apprendre la photo et la prise de son. On avait pris le train de nuit, emmenés par la prof d’arts plastiques et le prof de musique. Nous venions d’arriver à Venise, nous y étions pour la semaine.

On venait de débarquer du vaporetto. Chargés de nos sacs et de nos valises, des appareils photo, du magnétophone, des réserves conséquentes de film et de bande magnétique, on trimballait notre barda sur le pavé du quai. C’est à ce moment que C. a passé son bras autour de mes épaules.

Elle devait être un peu plus âgée que moi. Elle avait déjà une silhouette de femme, un joli visage fin, et depuis le temps que je la voyais tous les jeudis, elle me plaisait bien. Évidemment, j’avais pris soin de n’en rien laisser voir à personne. Ce rapprochement inopiné m’a pris au dépourvu ; pire, il tombait particulièrement mal, à un instant où j’étais plus préoccupé par le poids et l’encombrement de mes impedimenta que par les jolis yeux de ma camarade. Je me suis dégagé de son étreinte. Une fois, puis deux. Elle n’est plus revenue à la charge cet après-midi là.

Deux ou trois jours plus tard, dans une ruelle étroite au détour des canaux, une autre fille du groupe m’a coincé entre quatre yeux et s’est mise de but en blanc à me poser des questions indiscrètes. Est-ce que tu te masturbes ? Je tentais de réfléchir à une issue de secours pendant que mon cerveau se décomposait.

Le peu d’éveil aux questions sexuelles qu’on avait au collège se limitait en effet à un discours strictement utilitariste. Certes, un volet de prévention venait compléter les enseignements de base sur la reproduction humaine, mais nulle notion de découverte du plaisir ou de la sensualité, seul-e ou à plusieurs, n’était abordée. Les discussions familiales ne m’étaient pas d’un plus grand secours. À la maison, on ne parlait juste pas de ces sujets-là. Le propos n’était pas même réprimé : il n’existait simplement pas. J’avais donc nimbé mes découvertes récentes en matière d’auto-sexualité d’un voile pudique de déni doublé de culpabilité.

Plutôt passer pour un naïf – de toute façon avec la vieille réputation de premier de la classe qui me collait aux basques depuis des années, je n’étais plus à un degré près dans la catégorie des petites humiliations scolaires – qu’avouer mes activités solitaires : j’ai fait celui qui ne savait pas. Elle a alors vaguement mentionné, sans la nommer explicitement, l’une de ses amies qui voulait sortir avec moi, et j’ai supposé que C. l’avait envoyée en service commandé pour reconnaître le terrain. Ma surprise interloquée parfaitement simulée dut faire suffisamment illusion pour que je me retrouve étiqueté gamin innocent, et jusqu’à la fin du séjour je n’en entendis plus parler. Ni après notre retour, d’ailleurs.

Cet été-là à la campagne, j’ai punaisé au mur une Marylin Monroe en sérigraphie et une boîte de soupe Campbell’s rapportées de la rétrospective Andy Warhol au Palazzo Grassi. Nous avons monté un Labiche : L’affaire de la rue de Lourcine. En septembre j’étais inscrit dans un atelier de théâtre de mon quartier.

Treize de trente petits cailloux.