Archive pour la catégorie Petits cailloux

2003, année 26 — Camping banlieusard

dimanche 21 octobre 2007

Je devais commencer à bosser dans les premiers jours de janvier, et finir de préparer ma soutenance de thèse en même temps. Ensuite j’aurais dû quitter l’appartement. Mais les choses se sont inopinément précipitées. C’étaient les vacances de Noël et mon Papa a déplié le vieux convertible dans mon ancienne chambre. Il a fallu retourner vivre là quelque temps.

Entre deux transparents de soutenance et un courrier aux membres pressentis du jury, j’appelais les agences immobilières. Visitais des dizaines d’appartements. Mon travail me laissait heureusement une latitude certaine pour l’organisation de mes journées. Le soir je rentrais tard, lessivé, bien souvent après une activité ou une sortie vespérale. Mon père était déjà couché. Le matin, je ne le voyais pas non plus. Je dormais encore à poings fermés quand il partait au boulot. Je n’étais pas vraiment là et je ne cherchais pas à améliorer vraiment le confort de la chambre où je revenais camper. Revenir en banlieue après cinq ans à Paris, de nouveau devoir attendre longuement le bus ou marcher un quart d’heure le matin avant la première station des confins du métro m’était insupportable. Revenir enfant chez mon père, une régression, le signe tangible d’une relation échouée. Je ne voulais pas rester, j’ai fait en sorte que cette installation ait bien le goût et toutes les couleurs du provisoire.

Le quatorze février, tout est allé très vite. Ce n’était pas prévu. Un peu par hasard j’ai rappelé l’agence qui m’avait fait visiter cet endroit qui me plaisait bien, une ou deux semaines avant. Le vendeur n’était pas très décidé, un peu difficile. L’affaire était probablement morte, je n’appelais que pour m’en assurer. C’est là que la dame m’a dit, « Attendez, je viens d’avoir un nouvel appartement, venez donc le voir ce midi. »

À vingt heures, je signais le compromis de vente. À presque cinq ans de distance, je ne regrette toujours pas.

J’ai emménagé chez moi le premier mai, entouré d’amis venus m’aider à porter les cartons. J’aime l’atmosphère des déménagements, l’effort d’abord, ensemble, et puis la bière et le saucisson partagés au milieu des cartons, suants et heureux.

Ça fait sept mois que je suis seul.

Vingt-six de trente petits cailloux.

2002, année 25 — Terminaisons nerveuses

dimanche 14 octobre 2007

Lisbonne est écrasée de chaleur. Le musée Calouste-Gulbenkian est outrageusement climatisé et je meurs de froid. Je suis mal et la tension est palpable. Nous sommes en vacances mais tout est compliqué, je suis à fleur de peau, µ aussi. Les mots éclosent, orage du soir silencieux sur une feuille blanche. Bientôt nous allons nous séparer.

Octobre, c’est fait.

Quelques jours plus tard, le téléphone sonne. Ou peut-être qu’on m’a laissé un message. En vérité, je ne sais plus. Ce doit être l’un de mes oncles qui me l’a annoncé. Mon pépé est mort. Le père de maman. Rendez-vous au crématorium du Mont Valérien. Pas de cérémonie religieuse, bien sûr. La famille prend place sur les bancs de bois blond de la salle moderne, sobre et claire. Les vieux amis de l’usine aussi. Quelques autres plus anciens encore, mais je ne les connais pas. µ est près de moi. Et sous nos yeux, le cercueil fermé.

L’agent des pompes funèbres explique brièvement le déroulement de la cérémonie. Et puis il se retire. Referme la porte. Nous voilà tous assis, une cinquantaine peut-être, face au pupitre vide qui fait face au public, et face à la petite boîte de bois et à mon pépé dedans. On passe de la musique. Puis la musique est finie.

Alors, c’est le silence.

Et encore le silence.

Un silence d’une tonne de plomb froid qui emplit, assourdissant, la salle. Le bruit des larmes. Je serre très fort la main de µ. Le silence. Insupportable. Elle m’encourage. Enfin je me lève. J’ai décidé de le déchirer. Je m’avance. Je m’installe face à eux tous, silencieux. Pour dire des mots d’enfant, d’au-revoir au vieux à la barbe blanche, avec sa gueule de père Noël, qu’ils ont aimé, haï, souvent les deux, lui là, le staliniste soupe-au-lait de la dernière heure, le grand-père tendre et drôle, avec son jardin, ses poules et ses lapins, ses coups de gueule injustes, ses idées arrêtées. Des mots improvisés, pas un grand discours. Juste de quoi conjurer le silence.

Je retourne m’asseoir, vidé. Apaisé d’avoir transpercé le silence odieux glacé de cette assemblée muette.

À la sortie, mon grand-père paternel s’approche, me remercie de l’avoir fait. Entre les mots je crois comprendre. Il sait maintenant qu’il y aura au moins une personne pour parler à ses obsèques à lui.

Vingt-cinq de trente petits cailloux.

2001, année 24 — Un avion. Non, deux.

dimanche 7 octobre 2007

J’ai oublié le matin. Un mardi ordinaire à l’orée d’une troisième année de thèse. J’ai dû bosser sur la présentation qu’on ferait à Rome dans quelques jours. Je suis connecté sur IRC. J’y jette un œil distrait.

Un avion vient de percuter le World Trade Center !

On n’y croit pas, pas vraiment. C’est une blague ? Les sites de news en parlent déjà. C’est trop gros, trop énorme. Chercher quelques infos, ça prend quelques minutes. Assez de temps en tous cas pour que les informations semblent contradictoires : Non, pas un, deux !

C’est le début de l’après-midi. Mais à partir de là je crois que ma journée de travail est suspendue. J’appelle µ qui a un cousin sur place. Laisse un message sur son répondeur. Ce n’est encore qu’un spectaculaire accident. Waouh, t’as vu ça ?

Je travaille aussi avec une entreprise de Manhattan. Me demande si tout le monde va bien. Je me connecte là-bas. Les machines ont l’air de répondre normalement. Le boss est connecté aussi. Je le prends en conversation privée.

– Hi Robert, just wanted to know if everything is OK on your side?…
– Hmmm, yes, sure, I’m on a business trip in Amsterdam, what’s up?

Il ne sait pas encore ce qui vient d’arriver à quelques centaines de mètres de sa maison et de son bureau…

– Two planes just crashed into the Twin Towers…
– Oh my god, is this for real???
– I’m afraid it is…

Ce jour-là j’étais Cassandre.

Tout le département a passé l’après-midi devant l’image neigeuse de TF1, projetée sur un mur entier dans la salle de réunion. Saisis et incrédules comme un milliard d’autres humains qui ne comprenaient pas encore ce qui venait de se passer. Médusés lorsqu’une tour puis l’autre a vacillé. Stupéfaits de voir en quelques secondes un invariant de l’univers – les deux silhouettes élancées sur la skyline – se déchirer sous nos yeux.

Cette semaine là j’ai peu dormi. Onze heure après que les tours se sont effondrées, les centraux de télécommunications du Sud de Manhattan sont arrivés à court de gasoil. Les groupes électrogènes se sont éteints. La liaison Internet du bureau de New-York s’est tue. Seules quelques lignes téléphoniques fonctionnaient encore, et j’ai passé mes nuits à acheminer à travers le chaos au moins le courrier urgent, avec ce qu’il restait de moyens du bord. C’était le feu et la cendre, la poussière, la désolation. Mais le mail passait.

Ingénieur, c’est mon métier. Je l’aime et, parfois, j’en suis intensément fier.

Vingt-quatre de trente petits cailloux.

2000, année 23 — Carnet de doute

dimanche 30 septembre 2007

J’ai commencé l’année à genoux.

La fête battait son plein, la maison était pleine d’amis. On riait, on mangeait, et on faisait du bruit – c’était bien. Je m’amusais, mais j’avais un petit pincement au cœur. Il serait bientôt minuit. On serait en l’an deux mille. Et j’avais un certain nombre de systèmes informatiques sous ma responsabilité.

L’ordinateur faisait partie de la fête. Je l’avais posé là, par terre, au bord de la pièce pour ne pas gêner. Son horloge était soigneusement synchronisée, à quelques centièmes de seconde près elle était bien calée sur deux ou trois horloges atomiques. Je surveillais attentivement le décompte. Quand il y a des bouteilles de champagne dégoupillées, on ne rigole pas avec l’exactitude.

Trois… Deux… Un… Zéro ! Minuit ! Pop, pop, les bouchons sautent. Ça y est, on est en l’an deux mille. À genoux sur le plancher, je pianote fiévreusement. Me connecte à une machine, puis à une autre, puis encore une autre. Tout semble normal et calme. Il ne se passe rien. Elles ont passé l’an 2000 sans « bug ».

C’était évident, bien sûr. Mais jusqu’au dernier moment je me suis demandé. Et si… ?

* * *

En août, µ et moi partons pour deux semaine en Écosse. Elle n’a pas peur de me passer la moitié du temps le volant de notre minuscule voiture de location, bien que je n’aie mon permis que depuis moins d’un an. Nous sommes aussi peu assurés l’un que l’autre sur ces minuscules routes où les gens roulent à l’envers.

Ce soir-là sur les remparts d’Edinburgh j’ai la gorge serrée. Cela fait déjà une semaine que nous sommes partis. Cela fait déjà un an que je suis en thèse. Je ne sais pas où je vais, j’ai beaucoup à faire et je m’enlise dans une bibliopgraphie dont je ne sais toujours pas quoi faire. Ma vieille angoisse est à son paroxysme, celle d’être arrivé là non par réel mérite mais en ayant seulement fait semblant de savoir et de savoir-faire, juste ce qu’il faut pour tromper ceux qui devaient m’évaluer. Ce soir sur les remparts, je pense au retour, aux travaux qui m’attendent en rentrant. J’ai peur de ne pas y arriver, de n’être pas à la hauteur. Ce soir j’ai besoin qu’elle me prenne dans ses bras pour ne pas pleurer.

Vingt-trois de trente petits cailloux.

1999, année 22 — Rester, partir et arriver

dimanche 23 septembre 2007

Comme chaque année en juillet, l’École s’est vidée peu à peu de ses étudiants. Ça fait trois ans que je suis ici, troisième été où mes camarades repartent aux quatre coins de France ou d’ailleurs. En première année, ils partaient en stage ouvrier. En deuxième année, en stage ingénieur. Maintenant ils partent pour de bon.

Moi, j’ai choisi de rempiler. J’en ai pris pour trois années de plus. Maintenant, j’ai un bureau et le titre de doctorant. Je ne suis pas encore en vacances, et je traverse le hall désert. Les copains sont partis et ne reviendront pas à la rentrée, cette fois. Je suis, seul, celui qui reste.

Je quitte ma chambre de la Maison des élèves. M’écrase un doigt au cours du déménagement. Maudis le médecin des urgences de la Pitié qui, sous prétexte de faire dans la délicatesse sophistiquée, invente une méthode aussi douce qu’inefficace pour vider un hématome sous-unguéal. Maudis sur sept générations l’interne prétentieux qui, le lendemain matin, me renvoie sommairement : « C’est normal que ça fasse mal, attendez que ça passe ! »

Une journée entière à serrer les dents et à sentir l’ongle qui s’arrache petit à petit à chaque battement de cœur. Je décroche à peine un mot pendant le repas avec la belle-famille. Je suis à bout. Retour aux urgences, Larib’ cette fois. Je voue une reconnaissance éternelle à l’aide-soignant qui, lui, n’a pas son pareil pour manier la lampe à alcool et le trombone à papier de l’Administration et me soulage enfin d’une trombonisation magistrale.

Pour quelques mois je squatte chez µ, à deux dans sa piaule de même pas huit mètres carrés. Le temps que les travaux de notre futur appartement soient finis.

Novembre arrive. Une semaine faste.

  • Je viens de signer ma prise de poste comme allocataire de recherche.
  • À la quatrième tentative, l’inspecteur du permis de conduire me remet un papier rose avec un avis favorable. (Il dit cela comme à regret, la voix pleine de lassitude triste. Je m’en fous, je suis heureux, je l’ai !)
  • µ et moi emménageons dans notre chez-nous.
  • C’est mon anniversaire.

Vingt-deux de trente petits cailloux.

1998, année 21 — Initiales

dimanche 16 septembre 2007

Ça se passe un soir d’été. C’était l’époque où on pouvait promener nos vingt ans dans la douceur de la nuit. Nous sommes quatre dans la foule, le nez en l’air, grisés de bruit et de lumière. Gamins émerveillés par le feu d’artifices du quatorze juillet. Il y a T. et sa copine. Il y a L. et moi.

Le feu d’artifices est fini, on se rapproche de la station de métro, sans se presser. C’est là que je m’aperçois qu’L. a glissé sa main dans la mienne. Je serre ses doigts sous les miens, elle sait que je sais. Le métro est bondé et nous sommes séparés de T. La foule plaque son corps contre moi. Je sens sa chaleur qui diffuse. Les mots ne sont pas utiles. Elle descend à sa station.

Dîner chez L. Son homme est là aussi. Je suis juste un ami. Il va se coucher tôt, pas nous, nous avons à parler. Dans la pièce voisine, il dort. Dans sa chambre, nous parlons. Aux petites heures du matin, on finit par s’assoupir. L. s’endort dans mes bras.

Quelques jours plus tard, à la Maison des élèves. En ce moment j’ai la chambre pour moi tout seul, mon copiaule est en stage loin. L. passe me voir dimanche après-midi et de nouveau se blottit dans mes bras. Et s’approche plus près encore. Et ses lèvres se posent sur les miennes. Et pour moi c’est la première fois.

Puis il y a cet autre après-midi désœuvré et chaud d’été. Mes lèvres dévorent son visage, nos langues se caressent, mes mains glissent sur son corps… Un bout de tissus après l’autre, je retire ses vêtements. Entre deux, j’attends anxieux sa réaction… Elle me laisse faire, patiemment. Elle nue contre ma peau. Ça y est. J’ai attendu cet instant. Elle m’offre le nom d’homme. Elle ne veut pas croire que, là encore, c’est la première fois.

L. m’a extrait du sommeil amoureux. J’ouvre un œil étonné, je désespérais que cela m’arrive. Je ne savais pas comment. Je ne sais toujours pas. Il fallait juste être là, ouvert à la fortune. On dîne, grande tablée d’amis, une nuit d’août. L. est partie en province.

µ est là que je n’avais pas vue depuis des mois. Elle revient à Paris. Elle est seule. Elle plaisante pour exorciser le passé.

— J’en ai marre des mecs, je devrais peut-être passer aux filles !
— Ah, j’ai peut-être ma chance, au moins j’ai les cheveux longs…

(Ça fait quatre ans que je les laisse pousser.) Rires.

Le dîner est fini. µ rentre à pieds, ce n’est qu’à un quart d’heure. Y. se propose de la raccompagner. Mais je sens ma chance unique ce soir. Il comprend, d’un regard. Lui ai-je laissé le choix ? Il me sourit, il s’éloigne. On s’en va. Comme si de rien était, µ et moi, côte à côte, on discute comme on en a l’habitude, intarissables, complices. On arrive chez elle. L’appartement est à nous, elle m’invite pour un dernier verre. De toute façon on sait très bien que j’ai raté le dernier métro depuis un bon moment.

Je savoure un vieux whisky. On papote de plus belle.

µ a un peu mal à la main, un bobo de rien. Mais je voudrais qu’elle ne souffre plus. J’y dépose un bisou magique.

C’est l’instant suspendu où je renonce à ne faire semblant de rien. Un point de non-retour.

Elle me met en garde. Elle n’est pas prête, pas maintenant. Pourtant je prétends que je sais quel risque je prends. Ou que j’ai conscience en tous cas que je prends là l’une des décisions les plus dangereuses de mon existence.

Elle se rapproche enfin de moi. J’apprends le goût de ses lèvres.

Vingt et un de trente petits cailloux.

1997, année 20 — Trois cent deux

dimanche 9 septembre 2007

302, c’est la piaule de mes copains Laurent et Roland. C’est le point de ralliement de toute la bande.

Le dimanche soir on squatte la cuisine d’étage, en face. On organise de monstrueux graîllous, on miame, on rigole, pour finir le week-end en beauté avant d’attaquer une nouvelle semaine. Et puis je rentre à la maison. Ah, oui, je n’habite pas encore à la Maison des élèves. Je fais l’aller-retour depuis ma banlieue tous les matins, tous les soirs, cinq jours par semaine pour venir en cours. Et le dimanche pour voir les copains.

C’est là et avec eux que je fête mes vingt ans. J’ai aussi invité quelques amis de prépa, de ceux qui étaient là déjà deux ans auparavant pour m’aider à souffler les bougies de mes dix-huit. Thierry est là, Muriel aussi…

Parfois les soirées se prolongent. Un peu après minuit, je sais que mon métro se transforme en citrouille. Alors, c’est taxi, ou bus de nuit. Ou plus souvent, on déroule un sac de couchage sur le parquet de la 302, et je reste pour la nuit.

À l’été je rate mon permis de conduire. Après la conduite accompagnée, c’est rare. Je n’ai jamais été préparé à conduire en autonomie, je n’ai pas les réflexes essentiels. Mais c’est seulement à l’examen que je l’apprends. Quand je dois déboîter, l’inspecteur ne me dit pas, comme Papa, quand c’est bon et que je peux y aller. Il me laisse oublier de contrôler mon rétro et mon angle mort, rectifie la trajectoire au dernier moment et me fait bien comprendre que je suis ajourné.

Heureusement que les copains ont, pour la plupart, déjà leur permis. Ça fait un conducteur de moins, mais on peut quand même prendre la route pour notre virée camping au Danemark. Malgré les divergences d’opinion sur la nécessité, ou non, des oignons dans les pâtes carbonara, malgré les hurlements de Flore lorsqu’une fois le Tetra-Pak de yaourt liquide vidé de son contenu, je le déplie et le mets à plat pour léchouiller avidement les dernières traces qui subsistent à l’intérieur, nous passons un excellent séjour. La route du retour traverse les Pays-Bas, et la douane française ne nous embête presque pas à cause d’hypothétiques stupéfiants que nous aurons pu rapporter de là-bas. Nous sommes de bons enfants, ils finissent par en convenir, et nous laissent filer.

La rentrée arrive. Pour cette deuxième année, je ne veux plus m’épuiser à faire deux heures de métro tous les jours. Je ne veux plus devoir partir, devoir rentrer, quand tous les autres sont là ; revenir, le lendemain matin, et apprendre à la pause café tout ce qui s’est passé entre-temps et que je n’ai pas pu partager. Je demande donc à emménager à la Maison des élèves. Je serai en chambre double avec Éric.

Nous aurons la 304.

Vingt de trente petits cailloux.