Tragi-comédie téléphonique en quatre temps

Prologue

C’était au croisement des couloirs du métro, elle prenait la 8, je crois, moi la 5, je n’ai jamais eu la mémoire des chiffres. Une autre fois c’était dans un coin sombre d’un bistrot enfumé. Au décours de la soirée, j’avais attendu le dernier moment mais j’avais fini par passer outre timidité et inhibition, je lui avais demandé son numéro de téléphone. L’instant me semblait opportun. J’espérais avoir trouvé le ton souriant et désinvolte qui convenait afin que ma requête trouvât un accueil favorable.

Gagné, elle me l’avait donné avant de disparaître dans la nuit. Mais la victoire venait avec son cortège de mille poisons ancillaires.

Ascension

Le lendemain, il était certainement prématuré de rappeler. Je ne voulais pas paraître trop empressé ou envahissant. Sans doute en aurait-elle été effarouchée, à bon droit. Attendre un jour de plus, au moins. Le surlendemain, alors ? Mais à quelle heure ? Toute la journée j’anticipais le moment idéal en regardant passer les heures. Parfois cela se passait un dimanche, et alors l’après-midi était long et inactif, tourmenté d’échéances implacables. « Bon, d’ici 18 heures, tu l’auras impérativement rappelée ! »

L’heure tournait et je n’osais pas. Mille fois je répétais en silence les mots qu’il faudrait prononcer, sa surprise certaine et le silence gêné qui ne manquerait pas de s’ensuivre. Mille fois je repoussais l’heure limite, jusqu’à ce qu’il soit vraiment trop tard pour aujourd’hui et que j’aie réussi à procrastiner jusqu’au lendemain.

Et d’attente en attente les tourments se reportaient d’un jour, parfois d’un jour encore.

Acmé

Jusqu’au moment où je n’y tenais plus et où je commençais à craindre qu’elle m’ait oublié au moment où enfin elle entendrait ma voix. Alors je prenais mon courage d’une main et le téléphone de l’autre. Bien calé sur ma chaise, au calme.

Seul, j’écoutais une dernière fois le silence. J’essayais de me forcer à ne plus répéter encore et encore la première phrase que je ne prononcerais sans doute pas, parce que c’est toujours l’imprévu de la conversation qui prend le dessus. Je tentais de me convaincre que laisser faire le naturel était certainement la meilleure option.

Rempli de pensée positive, je sentais mon estomac remonter en corde à nœud jusqu’à mes lèvres, et les mains moites et tremblantes je finissais par former les dix chiffres.

Je les fixais sur l’écran du téléphone, ils me fixaient narquois en retour et le temps était suspendu. À cet instant-là ma vie tenait à un coup de fil, et je sentais confusément chacun de mes membres en train de se décomposer.

Et j’ai fini par appuyer sur « Appel ».

Épilogue

Bonjour. Vous êtes bien sur le répondeur de M…[1], je ne suis pas disponible pour le moment mais vous pouvez me rappeler après le signal sonore… À bientôt !

Tranche(s) de vie en rebond sur le SMS de Leeloolène.


  1. L’initiale d’un prénom réel choisi au hasard dans mon répertoire, parce qu’il en fallait bien un pour les besoins du récit.

13 réponses à “Tragi-comédie téléphonique en quatre temps”

  1. Jaina a dit :

    Il doit y avoir beaucoup d’hommes dans cette situation en fait ! Rien qu’à voir le nombre de messages que j’ai pu recevoir de cette manière… (tous des faux numéros d’ailleurs ;-))

  2. Piranah chocolivore a dit :

    C’est sympa ce lever de rideau sur l’autre côté du miroir! Et sacrement bien raconté, en plus 🙂 Tu as ouvert l’appétit à ma curiosité… Tu nous raconteras la suite???

  3. J'M. a dit :

    Je suis probablement trop blonde mais est-il évident que « M » n’est pas la personne que tu as rencontrée?

    C’est une personne que tu as rencontrée par hasard à plusieurs reprises? ou tu parles de plusieurs personnes à la fois?
    Dans le premier cas, j’imagine qu’il est un moment où les filles donnent leur vrai numéro, j’ai un vrai numéro de Marc comme ça mais je n’ai jamais rappelé Marc… faudra que je l’écrive tiens! Dans le second, je donne généralement un faux nom… Par contre, j’annonce directement mon refus de donner mon téléphone: la plupart des hommes vérifient instannément avec un truc genre « on va voir si tu as mon numéro » que le téléphone fonctionne…

    bises

    J’M.

  4. Thomas a dit :

    J’M, c’est un concentré de plusieurs rencontres, un vécu et revécu maintes fois. Mais à chaque fois le numéro était bon, sans que j’aie besoin de le vérifier.

    Piranah, il n’y a pas une suite unique derrière cet épisode-là… mais une multitude de suites, la plupart d’emblée terminales, mais quelques-unes qui iront au-delà d’une seconde rencontre.

    Jaina, ton numéro serait-il accidentellement proche de celui d’une croqueuse d’hommes invétérée ?

  5. Zuzur a dit :

    Il y a une chanson de Bénabar qui traduit bien les affres que tu décris:

    Faut pas qu’ j’l’appelle, pas qu’ j’l’appelle
    Attendre encore quelques jours
    Faut pas qu’ j’l’appelle, pas qu’ j’l’appelle
    Pas encore c’est trop court
    Le combiné dans les mains j’hésite et je raccroche
    Pas pressé d’ passer pour celui qui s’accroche
    Fébrile et collant ça donne pas vraiment envie
    Lointain et distant, j’ sais pas pourquoi mais c’est sexy

    http://www.paroles.net/chansons/36740.htm

  6. artefact a dit :

    « Vous pouvez me rappeler après le signal sonore » ?! Je range celui-ci dans mon tiroir à annonces de répondeur improbables 😀

  7. Jaina a dit :

    Thomas, il semblerait, oui… Et j’avouerai même que ce n’était pas très drôle, étant célibataire, de recevoir ses messages. Mais elle a l’air de s’être calmée depuis, en fait. Peut-être qu’elle a fini par avouer son vrai numéro à quelqu’un…

  8. Melie a dit :

    Est-ce qu’on laisse un message ?

  9. Thomas a dit :

    Melie, ah, non, si c’est pour laisser un message autant envoyer un SMS… Non, on enrage d’avoir tant stressé pour rien et de devoir réessayer un peu plus tard, au prix d’efforts renouvelés. (Et on se pose aussi des tas de questions sur l’intervalle décent qu’il convient de laisser passer entre deux tentatives, histoire de ne pas être celui qui a émis 9812 appels en absence.)

  10. Melie a dit :

    Ce n’est pas si évident. Je pense qu’à cette place j’aurais laissé un message, ne serait que pour me soulager en partie de la nouvelle attente à venir.

  11. Thomas a dit :

    Melie, comme l’histoire le montre, il m’arrive aussi – parfois – de laisser un message. Alors, le tourment change de mode et se construit de plus belle sur l’attente infinie du moment éventuel où elle me rappellera, et jusqu’à ce moment-là, sur les mille hypothèses de nature à expliquer qu’elle ne l’ait pas encore fait.

  12. silken a dit :

    .. je sais .. je continue à piocher dans le passé …

    n’empêche :

    voudrais-tu m’expliquer comment des _poisons_ peuvent être « ancillaires » … ?
    figure de style très subtile et très cachée que je ne vois pas ?

    pour reprendre « l’avantage », je signale une petite faute d’accord « je commençais à craindre qu’elle m’ait oublié_e_ » …. (ou alors on m’aurait menti !!)

    Bonne journée 🙂

  13. Thomas a dit :

    Silken, merci pour ta relecture attentive, j’ai procédé à l’exérèse du e surnuméraire.

    Les poisons, eux, tel un cortège de servantes affairées, suivaient, cohorte d’inséparables accessoires. Donc ancillaires.

    Je te concède que l’usage est ici un peu teinté d’anglicisme, en ce qu’ancillary s’emploie, dans la langue de Shakespeare, d’une façon un peu plus générale quouiqu’avec la même étymologie — le latin ancillaris, servante — pour signifier ce qui est subordonné, auxiliaire, adjuvant…

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