Si je savais où elle est

Septembre 1992. Il faisait probablement gris, froid et humide. Forcément, c’était la rentrée. J’avais pas tout-à-fait quinze ans et une plaie béante à la place du cœur qui ne commencerait pas de sitôt à cicatriser.

A. n’était pas de notre zone du 92. Elle venait d’au-delà du port, de la terra incognita, le 95. Mais c’est pas grave, elle s’était assise à côté de moi et on papotait sagement pour faire passer le temps des heures interminables du cours d’histoire-géo. Elle me racontait des histoires merveilleuses. Elle avait eu la chance de plonger aux Maldives, bien des années avant moi. Elle avait écopé d’un barotraumatisme mais elle s’en foutait, y avait rien de plus magique sur la terre qu’un vol de raies manta[1]. Elle voulait me faire partager ses grands moments de ciné. J’ai vu avec elle Orange mécanique, et avec un frisson de transgression – je n’avais pas encore seize ans, le film m’était interdit, mais on ne nous a rien demandé à l’entrée de la salle.

À la veille des vacances de Noël, on avait tous été invités à la boum de C. Toute la classe, oui, même moi l’intello à lunettes un peu gauche, non fumeur et timide – fait unique dans la chronique de mes années lycée. A. me met à l’aise, elle a plus l’habitude. « Je ne sais pas danser », je dis, elle me rassure, ce n’est pas grave, il suffit de t’amuser et de te laisser aller. Je me laisse donc aller, et ça va un peu mieux… jusqu’au moment des slows. Je voudrais inviter la grande blonde sportive, inaccessible fantasme, qui ne s’intéresse pas une seule seconde à moi et m’envoie sur les roses, « Mais t’as qu’à inviter A., elle en meurt d’envie, tu vois bien ! » Ah, oui. Non, je ne vois pas bien, et d’ailleurs ça durera des années encore, jusqu’à aujourd’hui où je demeure dramatiquement infichu de détecter la plupart des signaux que, selon certains observateurs, beaux garçons et jolies filles m’envoient par camions entiers.

Je l’invite. On danse. Mes mains ne peuvent s’empêcher de se poser doucement sur son dos. Elle est tout près. Je sais que je suis à la limite de me laisser emporter.

Si elle m’embrasse je me laisse faire…

Mais elle ne prend pas l’initiative… La chanson est finie. Quelques heures plus tard chacun sera chez soi seul et rien ne se sera passé. Ce soir-là nous avons laissé passer la chance. On était jeunes, on ne savait pas bien comment l’attraper au vol.

Quelques mois plus tard nous partions en classe de neige. Ce furent nos derniers moments de complicité, assis sans parler tous les deux dans un couloir, écoutant son baladeur, chacun une oreillette. Dernière tentative de me faire partager ses goûts. On n’avait pas les mots pour dire j’ai envie, j’ai mal, regarde-moi, regarde-là, je ne veux pas que tu aies mal, pourquoi c’est elle que je veux et que je n’aurai pas, je suis con je devrais juste l’oublier. En vrai on ne savait pas encore parler.

La terminale nous a séparés, le bac nous a éloignés. J’ai quitté le lycée de banlieue, je suis né de nouveau en entrant en prépa, en laissant derrière moi les années de passif, la réputation de fils de profs, premier de la classe, médiocre en sport et sans amis. Celleux que j’ai connus là, deux au moins, demeurent chers et présents. En deux ans j’en avais eu, des heures, pour réfléchir à l’histoire qui n’était jamais née, pour ruminer l’humiliation qui avait finie par être consommée quand la blonde inaccessible m’avait collé le râteau qui me pendait au nez depuis le début. Devant tout le monde. Devant A. qui avait compati en privé, douce-amère. J’avais fini par me rendre compte combien j’avais été insensible et combien, sans doute, je l’avais fait souffrir.

J’ai retrouvé son adresse dans un vieil agenda, une feuille de papier, une grande inspiration, et j’ai couché là à grand flots d’encre bleue l’aveu de ma bêtise et le regret d’avoir perdu notre complicité. J’aurais aimé la retrouver comme avant.

Ma lettre l’a surprise, a remué un passé qu’elle avait oublié pour en avoir moins mal. Elle y a répondu, bien sûr qu’on ne pourrait jamais reconstituer ce que j’avais brisé. Mais on pouvait se voir. On a passé ensemble un dimanche de printemps, visité le musée Dalí à Montmartre, parlé de nos études respectives, moi en Maths sup, elle en médecine, autour d’un thé brûlant dans sa piaule d’étudiante.

Depuis ce jour je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Je rouvre encore parfois l’annuaire à ses anciennes adresses, dont elle a depuis longtemps disparu. Elle reste la jeune fille de seize ans dont j’ai brisé le cœur, celle qui aurait peut-être été mon premier grand amour si j’avais su… si j’avais été… si j’avais pu… si…

Si je savais où elle est…

Une histoire vécue pour Coïtus Impromptus III, « Si je savais où il est ! »


  1. Je continue de rêver de les croiser un jour, pour le spectacle lui-même et puis aussi parce qu’elles me donneront peut-être des nouvelles de cette jeune fille aux yeux qui brillaient et à la voix émerveillée.

3 réponses à “Si je savais où elle est”

  1. Melie a dit :

    Ah, ce sont les plus belles, et les plus impossibles, ces amours adolescentes. Et le plus terrible, c’est qu’on les regrettera toujours.

  2. Zuzur a dit :

    Ton billet me touche … Vraiment … Car moi aussi j’ai ignoré les mêmes signaux, au même âge, d’une A. … je tombe parfois sur une photo ou mon vieux carnet d’adresse et je rêve de la revoir et de lui révéler qu’en fait pendant tout ce temps, j’ai très souvent pensé à elle et qu’elle est toujours là, à gauche, là où cela palpitait quand mon bras effleurait le sien …

  3. Un soir de pluie et de vent » 1993, année 16 — Les grains de sable a dit :

    […] L’année de Première, du plus loin que je me souvienne, c’est celle où je commence à avoir des potes. Je découvre, presque étonné, que je peux recevoir de ces marques infimesd’affection, d’amitié, qui font que ces gens que je côtoie au quotidien sont un tout petit peu plus que juste des condisciples. En février, nous partons en classe de neige, avec l’autre classe de Première S. Aurélien, Nathalie, Audrey, Seb, Gwen, Caro et tant d’autres, je garde précieusement vos dédicaces sur la photo de groupe de cette semaine-là. Alexandra, aussi, en souvenir de cette soirée étrange où nous avons partagé ton walkman. Sans rien dire, sans plus de mots, parce qu’il était déjà trop tard et que l’irréparable était déjà commis. Parmi les petits mots d’encres de mille couleurs il y a aussi ceux que j’oubilerai vite, Yaël, Anne-Sophie. Vous saviez être cruelles à seize ans. Sur le moment je ne m’en rendrai même pas compte. […]

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